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éveille, l’esprit en est quelquefois assez ébranlé pour avoir une claire vision des âges évanouis. Mais dès qu’on redescend dans la ville, dès qu’on y écoute le langage des moines, dès qu’on pénètre dans les sacristies et dans les chapelles où ils prétendent avoir enfermé des souvenirs sacrés, l’imagination comprimée par une réalité invraisemblable éprouve une sorte de dégoût qui ne s’arrête pas au scepticisme, qui va presque jusqu’à la négation indignée.

La déplorable décoration des sanctuaires, qui déshonorent encore les lieux où ils sont élevés, ajoute à la vivacité de cette impression ; tout ce que le mauvais goût a pu inventer de plus hideux en fait de tableaux, de tentures, d’objets en or et en argent s’y étale avec une prétention dont il est impossible de n’être pas blessé. C’est un mélange extraordinaire du genre italien le plus criard et du genre oriental le plus rococo. Je ne connais rien qui produise effet plus triste, plus répugnant, que la vue de la porte de Gethsémani ou jardin des Oliviers, pour ne choisir que ces deux exemples parmi tant d’autres que je pourrais citer. De tous les endroits que la tradition populaire assigne comme théâtre à l’une des scènes de la vie de Jésus, ce sont peut-être ceux qui prêtent le moins aux objections. Si le rocher qui forme la grotte était resté nu, si les sept oliviers séculaires qu’on remarque à une petite distance n’avaient point été entourés de ridicules plates-bandes, on se persuaderait sans peine que l’admirable prologue de la passion s’est déroulé dans ce site sauvage, singulièrement approprié à la divine agonie. La profonde mélancolie de la vallée du Cédron, l’aridité de la montagne de Sion, les formes tourmentées et fantastiques des oliviers, l’aspect dévasté de ce coin de terre sur lequel les murailles de la ville semblent projeter une ombre désolée, tout concourrait à laisser croire que c’est bien réellement là que Jésus, au moment de subir son supplice, a senti tout à coup son cœur défaillir et son front se couvrir d’une sueur sanglante. Dans cette nuit solennelle où il allait être trahi et livré à ses ennemis, il a éprouvé la seule souffrance qui soit au-dessus, non-seulement de l’homme, mais de Dieu, la souffrance d’un amour inutile, d’un sacrifice méconnu. De là cette plainte sublime, cet effort suprême, pour éloigner le calice d’amertume, qui ont retenti à travers les siècles comme le cri même de la douleur et l’expression la plus déchirante du désespoir. Malheureusement, lorsqu’on entre dans la prétendue grotte de Gethsémani, l’émotion de pareils souvenirs ne saurait résister au spectacle qu’on a sous les yeux. Par une charlatanerie scandaleuse, des mains impies se sont avisées de dessiner des taches rouges sur le sol. Cette imitation trompe une multitude de pèlerins. On les voit baiser dévotement ces empreintes coloriées. Quelques-uns pleurent à chaudes larmes, persuadés que