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Jérusalem. Rien n’égale la déception de ce premier coup d’œil » On se rappelle la description de Chateaubriand : « Tout à coup, à l’extrémité du plateau, j’aperçus une ligne de murs gothiques flanqués de tours carrées et derrière lesquelles s’élevaient quelques pointes d’édifices. Au pied de ces murs paraissait un camp de cavalerie turque, dans toute la pompe orientale. Le guide s’écria : El Gods (la sainte) ! et il s’enfuit au grand galop. Je conçois maintenant ce que les historiens et les voyageurs rapportent de la surprise des croisées et des pèlerins à la première vue de Jérusalem. Je puis attester que quiconque a eu, comme moi, la patience de lire près de deux cents relations modernes de la terre sainte, les compilations rabbiniques et les passages des anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. Je restai les yeux fixés sur Jérusalem, mesurant la hauteur de ces murs, recevant à la fois tous les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’homme et cherchant vainement ce temple dont il ne reste pas pierre sur pierre. Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierai ce désert, qui semble respirer encore la grandeur de Jehova et les épouvantemens de la mort. »

Hélas ! les choses ont bien changé depuis Chateaubriand. Il est vrai que, de son temps, on abordait Jérusalem presque de face, tandis que, de la route actuelle, c’est à peine si l’on distingue la tour de David et le mur qui l’entoure. Je puis attester, de mon côté, que plus on a lu de descriptions de la ville sainte, plus on est péniblement surpris en l’apercevant. La seule chose qui frappe le regard, c’est une série de dômes, de constructions massives, d’églises russes, d’asiles juifs, d’hôpitaux et d’écoles de toutes nationalités, de bâtimens difformes qui dominent la véritable Jérusalem et la cachent presque complètement. A la place du désert, des routes poudreuses respirant l’épouvantement et la mort, on traverse un chemin bordé de cabarets, avec enseignes en français et en italien. Café du Jourdain. A la Mer-Morte, restaurateur, donne à boire et à manger. A la place d’un camp de cavalerie turque dans toute la pompe orientale, on aperçoit, arrêtés à la porte de la ville, des groupes de moukres (conducteurs de mulets), des mendians, des juifs, des tentes, des chevaux et des chameaux, dans toute la saleté de l’Orient, qui est non moins éclatante que sa pompe. Enfin, à la place d’un guide s’enfuyant au galop de son cheval vers El Gods on peut voir, si l’on rencontre une caravane de pèlerins, d’affreuses filles, des abbés prétentieux, des jeunes gens à physionomie béate chantant en chœur au milieu de la poussière : Stantes erant pedes nostri in atriis tuis, Jérusalem ! il est de règle, en effet, que les pèlerins s’arrêtent au premier aspect de