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et l’avenir, la beauté et la laideur dans une même mêlée. Notre bateau roulait indignement. Au bout de quelques heures, chrétiens, musulmans, Russes, Arabes, Syriens, entassés les uns sur les autres, mêlant les tons gris aux tons écarlates, l’odeur de la graisse de mouton à celle des pastilles du sérail, les signes de croix aux prosternations en l’honneur d’Allah, présentaient l’aspect d’une masse indistincte noyée dans l’eau de mer que nous embarquions sans cesse, et d’où s’échappaient les mouvemens les plus convulsifs, les bruits les plus confus, les parfums les plus fâcheux. Voilà une solution de la question d’Orient à laquelle je ne m’attendais guère. N’est-ce point cependant à des solutions de ce genre qu’aboutissent presque tous les problèmes historiques ? Après avoir longtemps rivalisé les unes avec les autres, après s’être longtemps disputé l’air, la terre et la lumière, les races ne finissent-elles pas par s’amalgamer tant bien que mal, par fusionner coûte que coûte, sous l’action souveraine de forces naturelles, brutales, qui se jouent des ambitions humaines et qui concilient les contraires au moyen d’un mutuel effacement ?

Les officiers du bateau sur lequel je me livrais à ces réflexions philosophiques étaient Russes. Ils parlaient un français polyglotte où se pressaient en foule des mots puisés à toutes les langues de l’Orient. Le plus disert de tous, un voltairien enragé, se chargea de m’apprendre que la plupart de ses compatriotes que j’avais sous les yeux étaient de pure imbéciles qu’un fanatisme aveugle poussait en Palestine. Ils s’embarquaient à Odessa, quelquefois après avoir traversé la Russie à pied de part en part, dans un état de fatigue et d’épuisement déjà navrant. La traversée était des plus pénibles. A Odessa, il gèle encore au mois de mars. Tant que le bateau restait dans la Mer-Noire, les malheureux pèlerins grelottaient sur le pont, mal garantis par leurs vêtemens graisseux. S’il survenait des tempêtes de neige, il fallait les descendre par pitié à fond de cale, pourvu cependant que la quantité des bagages le permît. Sortis de cette glacière, ils tombaient sous le soleil d’Égypte qui les dévorait. Cela ne les empêchait ni de prier, ni de faire des signes de croix, ni de chanter des cantiques. La métier de pèlerin est très répandu en Russie. On y acquiert une réputation de sainteté capable de faire subir et oublier bien des souffrances. Mais il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir le suivre, car il coûte cher. Mon officier me racontait l’histoire d’une vieille domestique attachée à son service ; elle avait passé quinze ans à ramasser, rouble à rouble, la somme nécessaire au voyage en terre-sainte. Au moment de partir, les bons conseils, les sages remontrances ne lui manquèrent pas ; mais rien n’y fit ! Elle entreprit le pèlerinage avec un courage héroïque. Au retour, elle jurait, mais un peu tard, qu’on