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y a peut-être dans le corps lumineux quelque chose qui ressemble, sous une forme infinitésimale, à notre sensation de lumière ; peut-être aussi (pour donner carrière à l’imagination métaphysique) il y a dans les molécules du corps qui nous échauffe, un frémissement sourd, qui est à un degré infiniment petit notre sensation de chaleur ; supposez même, si vous voulez, que dans la lyre qui vibre et charme vos oreilles, les vibrations causent au fond des molécules ondulantes un je ne sais quoi semblable à un son lointain, confus, imperceptible. Vous pourrez alors transporter la même hypothèse au plaisir et à la peine : peut-être le plaisir n’est-il que l’accumulation, devenue saisissable à la conscience, d’une infinité de sensations agréables, mais infiniment faibles ; peut-être la douleur est-elle le cri d’un peuple d’atomes qui souffrent chacun une peine à l’état naissant et qui, en accumulant leurs sensations, les répercutent en échos dans les profondeurs de la conscience. Vous pourrez dire alors qu’il y a du bien dans ce qui vous cause du bien, qu’il y a déjà du plaisir dans les élémens de votre organisme qui vous causent du plaisir, et que votre joie, au lieu d’être solitaire, simple, individuelle et égoïste, est déjà une joie composée, collective et en quelque sorte sociale. Ainsi se rétablira une secrète harmonie entre l’état agréable et les conditions de cet état, entre le subjectif et l’objectif, entre le bien et les causes du bien ; mais c’est que vous aurez répandu et fait rayonner autour de ce centre, le moi conscient, quelque chose d’analogue à la joie intérieure. Encore ce cercle ne pourra-t-il aller bien loin, car, à une certaine limite, c’est la douleur que vous trouverez, non plus le plaisir, dans les conditions extérieures de votre plaisir même. La volupté de l’animal qui déchire sa proie ne suppose-t-elle pas la douleur de l’être qu’il déchire ? La vie de l’un n’est-elle pas la mort de l’autre ? Peut-être la nature, n’ayant à sa disposition qu’un budget fixe de plaisir comme de mouvement, ne peut le distribuer aux uns sans l’enlever aux autres ; impassible, elle compense la joie par la souffrance pour maintenir l’équilibre éternel. Les plaisirs mêmes de l’esprit, — que Philon, les alexandrins, et à leur suite M. Ravaisson, se plaisent à opposer aux plaisirs sensibles comme pouvant se communiquer à l’un sans être perdus par l’autre, « semblables à la lumière émanée d’une autre lumière » lumen de lumine, — ces plaisirs supposent encore une dépense de force nerveuse, une déperdition qui a besoin d’être réparée par une assimilation nouvelle : le penseur qui vous nourrit pour ainsi dire de ses pensées, l’artiste qui vous charme de ses œuvres d’art, ne vous éclairent et vous échauffent qu’en se consumant. Si, par hypothèse, il en était ainsi dans toute la nature, il faudrait dire que le bien même, pour qui regarde assez loin, a son origine et sa condition dans le mal ; cette puissance et cet ordre universel que le