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insoutenables. De plus, ces trois hypothèses sont impossibles à maintenir simultanément, et toute doctrine éclectique ne paraît les concilier qu’en les prenant dans un sens vague. Une liberté vraiment absolue ne saurait, sans perdre son autonomie, avoir sa loi dans un objet extérieur à elle et appelé le bien en soi, le bien naturel ; d’autre part, le bien en soi ne saurait engendrer un devoir absolu et catégorique, s’imposant par lui-même comme une fin et non comme un moyen ; enfin l’idée du bien naturel elle-même ne saurait être absolue, car elle est au contraire éminemment problématique et se résout pour l’expérience en élémens de bonheur. On ne voit donc ni comment concilier la liberté véritable avec le bien naturel, ni comment concilier le bien naturel avec le véritable devoir moral. On ne voit pas davantage comment l’homme peut être une fin et cependant subordonné au bien naturel, ni comment la loi de sa volonté peut être absolue et cependant hypothétique. Invoquer en dernière ressource une qualité inhérente aux choses et leur conférant le caractère du bien, c’est revenir au système des « intuitionistes » anglais, pour qui la moralité est un attribut des choses immédiatement senti par nous, comme la chaleur, la couleur, le son, la pesanteur, etc. Outre que c’est là ramener à une pure apparence, à un pur phénomène, une moralité qu’on prétend absolue, c’est encore invoquer des qualités occultes et des entités analogues à celles de l’ancienne ontologie ; c’est éluder la solution scientifique du problème par un appel à « l’évidence, » à la « conscience, » à l’oracle intérieur, aux idées innées, au sens commun ; en un mot, c’est remplacer la critique philosophique de la moralité par une foi tout instinctive à la moralité.

L’argument fondamental de l’école spiritualiste pour établir la qualité ou excellence intrinsèque des choses consiste, nous l’avons vu, à poser d’abord en principe que le bien a nécessairement des raisons objectives, des conditions d’existence, puis à en déduire que ces conditions doivent être elles-mêmes bonnes et mériter le nom de bien objectif. Dans cet argument, nous avons reconnu le paralogisme générateur de tous les autres. Sans doute il y a des conditions de joie et de bonheur, soit personnel, soit collectif, comme il y a des conditions de lumière, de chaleur, de son ; sans doute aussi on est porté par extension à appeler bonnes ces conditions du bien, comme on appelle lumineux le corps qui peut éclairer l’œil, chaud celui qui peut nous donner la sensation de chaleur, sonore celui qui peut nous donner la sensation de son ; mais, encore une fois, une science rigoureuse ne voit de lumière, de chaleur, de son, et aussi de Bien effectif, que dans le rapport à la faculté de sentir et de désirer. Tout ce qu’il est permis de croire, c’est qu’il