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russe, qu’un malaise prolongé livre aux influences révolutionnaires. Savoir mesurer les concessions possibles, devenues nécessaires, les séparer des utopies anarchiques et les réaliser avec hardiesse, c’est encore après tout la plus sûre politique ; c’est un meilleur moyen de défense que l’appel à des mesures internationales dont paraît s’occuper la diplomatie russe.

Une grande, une romanesque et singulière existence vient de finir en Angleterre, au moment où le ministère libéral en est à se débattre laborieusement avec toutes les difficultés d’une situation compliquée. Le chef du dernier cabinet conservateur, le leader du torysme, le brillant et redoutable antagoniste de M. Gladstone, lord Beaconsfield, pour l’appeler par son nom, s’est éteint il y a peu de jours à Londres. On pourrait presque dire que, malgré son âge déjà avancé, — il avait soixante-seize ans, — il est mort prématurément, tant il avait gardé jusqu’au bout la verve, l’éclat d’esprit et l’intrépidité qui ont fait sa puissance.

Naître dans l’obscurité et tout conquérir par la hardiesse de l’intelligence, débuter dans la vie retentissante de son époque par de simples fictions littéraires pour s’élever aux dignités les plus hautes, au poste de premier ministre, réaliser cette fortune d’un glorieux parvenu devenant le chef politique d’une des plus vieilles aristocraties de l’Europe, c’est la destinée de celui qui avait commencé par s’appeler Benjamin Disraeli, qui meurt par d’Angleterre avec le titre de lord Beaconsfield. Disraeli avait eu à vaincre tout ce qui peut contrarier une carrière publique dans un pays comme l’Angleterre. Né de race juive, fils d’un père qui n’était qu’un modeste écrivain, il avait commencé par travailler chez un attorney, et il n’avait quitté l’étude des lois que pour se révéler, comme romancier, par des œuvres qui ne préparent pas d’habitude à la politique. Il avait contre lui son origine, l’humilité de sa condition, peut-être même le genre de talent auquel il avait dû ses premiers succès littéraires et mondains. Il avait tout surmonté par l’effort d’une ambition ardente, par une audace mêlée d’imagination et de dextérité, par la séduction d’une nature originale, merveilleusement douée de tous les dons de l’éloquence et du sarcasme, par une persévérance que rien n’avait lassée, ni découragée. Il pouvait s’appliquer à lui-même ce que dit un de ses héros dans Contarini Fleming : « Il y a des momens où je suis sous l’influence d’une sorte de sentiment que je pourrais appeler une audace heureuse ; c’est un mélange d’insouciance et de confiance en moi, qui a un effet prodigieux sur mon organisme. Dans ces momens-là, je ne calcule jamais les conséquences, tout me semble aller bien. Je me sens en bonne fortune. » C’est Disraeli dans son essor, et de tous ces romans où l’auteur de Vivian Grey, de Sybil, de Coningsby, de Lothair, s’est peint si souvent,