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découvert, excellemment choisi, où des caractères manœuvrent d’un air tout naturel. Ce ne sont pas, à coup sûr, de grandes manœuvres que celles-là ; mais quoi ! elles s’exécutent avec une logique, une grâce, une précision aisée qui font plaisir à voir. M. Abraham Dreyfus, parmi nos jeunes auteurs, est le mieux doué pour le comique et celui qui travaille de la façon la plus sage. Il a proprement cet esprit de théâtre, qui ne se dépense pas en paroles inutiles, en sentences disposées pour les recueils de bons mots, en hors-d’œuvre apprêtés pour être resservis froids. Il se tient satisfait d’un talent plus rare : il trouve chaque mot juste en sa place, c’est-à-dire où le caractère et la situation du personnage rendent ce mot le meilleur et le plus plaisant de tous. Ainsi pourvu, il n’a que faire de tricoter des intrigues : il s’efforce pour sa part, modestement et sans bruit, à ramener la comédie du labyrinthe sur la grande route.

Ce goût de franchise et de droiture, ce besoin d’observation à la scène deviennent même si forts, qu’à défaut de caractères, le public se contente qu’on lui peigne des mœurs. Dispensé de ces casse-tête qui le fatiguaient sans l’émouvoir, il regarde avec plaisir, à défaut de grandes peintures, des tableaux de genre, même de rapides esquisses. Voyez au Gymnase la nouvelle pièce, Monte-Carlo ; rappelez-vous le Club de M. Gondinet. Et n’était-ce pas déjà un fin tableau de genre que ce Monde où l’on s’amuse, de M. Pailleron, qui, depuis quelques jours, a reparu sur l’affiche ? Mais justement M. Pailleron vient aider nos théories d’un document tout neuf. Après le Monde où l’on s’amuse, voici le Monde où l’on s’ennuie. C’est, avec Divorçons, le plus grand succès de l’année, le plus bruyant et, sans doute, bientôt le plus fructueux. Eh bien ! quelle école peut réclamer cet ouvrage ? L’ancienne ou la nouvelle — si tant est que nous donnions ce titre d’ancienne à celle qui va périr âgée d’un demi-siècle, et que nous traitions de nouveauté le retour à la simplicité classique ?

Le Monde où l’on s’ennuie, — comme Divorçons d’ailleurs, — appartient en propre à la nouvelle école. Tout Divorçons, en somme, n’est qu’une longue scène, continuée à miracle entre deux personnages, selon une ligne courbe, flottante et souple, qui jamais ne se noue et jamais ne se brise. L’aspect changeant de deux caractères, ou plutôt d’un seul, dans une même situation insensiblement modifiée, y suffit à divertir ce public si blasé. Le Monde où l’on s’ennuie n’est guère plus compliqué : ce n’est rien qu’une série d’amusans croquis de mœurs reliés l’un à l’autre par un coquet brin de soie. Suivez cette intrigue filée si menu, mais qui pas une fois ne casse, pas une fois ne s’emmêle, et court agilement d’un bout à l’autre de la pièce. Suzanne aime Roger, Roger aime Suzanne, et ni l’un ni l’autre ne connaît son amour, Un billet doux anonyme, d’une écriture dégrisée, envoyé par Bellac à miss Lucy Watson, tombe aux mains de Suzanne, et Roger l’y aperçoit. Suzanne croit que le billet est de Roger à Lucy, et Roger se figure qu’il est de Bellac à Suzanne ; et tout