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moins et toutes celles dont l’ignorance aura été attirée par Le mensonge imprimé sur l’affiche, dont le goût se contentera de cette psychologie élémentaire, et qui suivront bonnement les aventures de cette chimère en croyant assister à la vie de Mme de Maintenon.

Et de quel droit, demandera peut-être quelqu’un, M. François Coppée eût-il agi de la sorte ? — De quel droit ! Mais du droit que le poète dois réclamer sur l’histoire, droit que de fameux docteurs lui ont de tout temps maintenu. Goethe lui-même, sans remonter plus haut, Goethe professe que l’histoire n’est qu’un magasin de noms propres, où le poète choisit à sa guise de quoi décorer ses créatures. Il le déclare expressément à ce benêt d’Eckermann, à propos du Carmagnola de ce trop scrupuleux Manzoni : hautement il se vante d’avoir fait son Egmont, son Egmont à lui, qui n’est pas celui de l’histoire. Pourquoi, depuis Goethe, le poète serait-dl déchu de son droit ? Non, non, c’est tout vu : les personnages de l’histoire, ces illustres morts, ne sont que des parrains offerts au choix du poète pour les enfans issus de sa libre fantaisie.

Voilà qui va bien, et cette théorie est bonne à justifier des chefs-d’œuvre qui d’ailleurs se passent d’être justifiés. Le malheur est que l’histoire a fait quelques progrès depuis Goethe, et que ses progrès ne sont pas près de s’arrêter. Sans se payer de grands mots sur « l’enquête générale » ouverte récemment par les curieux u d’humanité, » sans donner dans le galimatias des savans de fraîche date, étourdis et grisés par « le mouvement scientifique du siècle, » on ne peut se dissimuler que chaque jour se dissipe l’ignorance publique, et que les auteurs ne peuvent compter sur cette fumée qui s’évanouit. Dans les décors, sous les costumes du temps restaurés déjà par nos pères les romantiques, les spectateurs vont exiger des personnages du temps. A donner pour historiques des caractères inventés, à prêter à ses héros une manière de parler et d’agir qui ne put jamais être la leur, un auteur risque fort de soulever le rire dans un demi-siècle. Vainement, par manière de précaution, après quelque sortie étrange, il fera dire à tel gentilhomme ou même à tel manant ce que dit Marie Tudor devant sa cour assemblée, après ses imprécations contre Fabiano Fabiani ; « Hé ! mon Dieu, messieurs, cela paraît vous étonner que je parle ainsi devant vous ! .. » Il est à craindre qu’en effet un spectateur sincère ne réponde de sa stalle : « Oui, cela nous étonne ! » Prenez le deuil du mensonge, si vous le regrettez, mais renoncez à porter ses éclatantes couleurs : les gamins eux-mêmes, les gamins du paradis qui, dans la matinée, seront allés à l’école, crieraient au carnaval et vous jetteraient des peaux d’orange. Aussi bien, en dépit des sophistes, jamais les maîtres n’ont menti sciemment. Corneille pensait, dans la simplicité de son cœur, peindre de vrais Romains ; il s’applaudissait naïvement de les faire plus vrais que les vrais ; Hugo, dans ses drames, croit servir la vérité, et, de fait, il la sert selon les lumières de son temps. D’autre part, on s’avise