Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On ne doit donc pas attribuer cette formation uniquement à la précipitation des matières tenues en suspension dans le fleuve, non plus qu’à la perte de vitesse qu’éprouvent ses eaux. Certains grands fleuves de la Russie, le Volga, l’Obi, et surtout la Lena, dont le nom russe signifie la Paresseuse, arrivent à leurs embouchures avec un mouvement si lent que, sur plusieurs kilomètres, leurs eaux sont tout à fait stagnantes, comme celles des marécages, et croupissent au point de faire périr leurs poissons ; ces rivières sont cependant barrées. D’autre part, un fleuve parfaitement pur doit toujours avoir sa barre. La Vistule, le Niémen, le Dnieper n’arrivent à la mer qu’après avoir déposé dans des lagunes une grande partie de leurs troubles ; ils n’en ont pas moins leurs barres. La Neva, entre autres, avant de traverser Saint-Pétersbourg, s’épure complètement dans le lac Ladoga, ce qui n’empêche pas son embouchure dans le golfe de Finlande d’être traversée par un seuil sous-marin. Ce sont les vagues de la mer, on le voit, qui ferment les estuaires des fleuves, et c’est le même phénomène considérablement agrandi qui a donné naissance aux lagunes de l’Adriatique, aux étangs du golfe de Lyon, aux limans de la Mer-Noire, aux haffs de la Baltique, aux zées de la Mer du Nord ; c’est la même force qui agit d’une manière continue sur tous les rivages du globe, qui en a modifié tous les contours depuis l’origine de notre période géologique, et substitué aux échancrures et aux fiords des époques primitives des golfes plus adoucis et plus harmonieux et une longue succession de plages, de lidi et de cordons littoraux s’adaptant beaucoup mieux à l’oscillation cadencée des vagues et au mouvement rythmique de la mer.

Toutefois, il est évident que l’oblitération des passes doit être d’autant plus complète que les fleuves débouchent sur une côte plus sablonneuse et plus instable, y apportent une plus grande masse de sédimens, et que le flux, le reflux et les courans littoraux ont moins de force pour balayer tous ces dépôts et les disperser ensuite à de grandes distances dans les profondeurs de la mer.

Tel est le cas du Rhône. Le bras maritime d’Arles, celui que Pline appelait la grande bouche marseillaise, os amplissimum et massalioticum, écoule la presque totalité des eaux du fleuve et avec elles 17 millions de mètres cubes de sables et de limon. Il se déverse en temps ordinaire par plusieurs graus entre les theys de formation récente ; mais pendant les crues, le fleuve se répand à la fois par les graus et au-dessus des theys, et décharge ses eaux limoneuses par une bouche unique qui embrasse une largeur de plus de 10 kilomètres.

À quelques mètres au large, un peu au-devant des theys, les terres manquent au fleuve, mais les limons déposés de chaque côté