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avait reconnu avec une certaine terreur que, l’impersonnalité lui manquant, il en serait toujours réduit aux sentimens de son propre cœur. C’était bien peu, pensait-il, pour intéresser une foule si affairée et si distraite. Dans combien de cœurs des pensées et des caprices absolument individuels avaient-ils chance de trouver un écho ? Et puis le siècle était pour l’heure au tumulte, et le vacarme de la révolution de juillet, dont Alfred de Musset avait les oreilles pleines, allait se prolongeant. Dans de telles conditions, la parole n’était guère aux rêveurs ; elle était plutôt aux hommes d’action. Dès lors, n’était-ce pas perdre sa vie que de la consacrer à la poésie et n’était-il pas plus sage d’y renoncer ? Ainsi assailli de doutes, alarmé de cette quasi-stérilité dont il se croyait atteint, il n’est pas étonnant qu’il ait eu, en ces années-là, à plusieurs reprises la pensée d’échanger la poésie contre l’action. « Je tenterai un nouvel essai en écrivant un second volume de vers meilleur que le premier, dit-il un jour à son frère avant d’entreprendre le Spectacle dans un fauteuil. Si la publication de cet ouvrage ne me procure pas les moyens d’existence que j’en attends, je m’engagerai dans les hussards de Chartres ou dans le régiment de lanciers où est mon ami le prince d’Eckmühl. L’uniforme m’ira bien. Je suis jeune et de bonne santé. J’aime l’exercice du cheval, et, avec des protections, ce sera bien le diable si je ne deviens pas officier. » Comme bien l’on pense, ces velléités ne duraient pas, et il en revenait bien vite à ses entretiens avec la muse. Enfin, dans les derniers mois de 1832, ces entretiens prolongés aboutirent au résultat éblouissant du Spectacle dans un fauteuil. Le poète s’était tenu parole ; p n’avait bu que dans son propre verre, mais ce verre n’était pas aussi petit qu’il le disait, ou même peut-être le croyait, et quoiqu’il ne fût pas aussi large qu’un cratère antique ni aussi profond qu’un hanap de dieu norse, il était encore assez vaste pour qu’on ne put épuiser sans ivresse la liqueur poétique qu’il contenait.


EMILE MONTEGUT.