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titres, votre renommée, si vous avez dépassé les années heureuses, comme vous vous trouverez faibles et désarmés s’il vous arrive de le rencontrer sur votre chemin ! Comme le jeune homme vous fera sentir naïvement, par le seul fait de sa présence, que vous avez cessé d’être son égal ! Comme s’il lui plaît d’être vicieux, il vous fera comprendre qu’il a un droit à l’être qui le met à l’abri de vos mépris ! Comme au contraire s’il lui plaît d’être vertueux, vous trouverez sa vertu sans pitié pour vos faiblesses ! Et ce qu’il y a de terrible, c’est que cet orgueil est après tout légitime, car il serait vain de nier que des yeux limpides, un crâne sans calvitie, une taille droite et des membres agiles sont des avantages qui assurent à celui qui en est doué une supériorité à l’abri de toute attaque. Cet orgueil du jeune homme sera brisé cependant, mais ce ne sera jamais par le fait d’adversaires d’un autre âge que le sien : ce sera lorsque le heurt d’orgueils pareils au sien l’aura forcé à répéter le duel enragé de don Paez et de don Etur, ou que sa présomption sans défiance l’aura fait tomber dans le guet-apens où Rafaël expire sous les coups de l’abbé Annibal.

Ce petit livre arrivait bien à son heure, il en faut convenir. Par son l’on de superbe et sa verve endiablée il est bien une production naturelle de l’époque qui inaugura la mode des moustaches et le règne du cigare, et la génération qui va tout à l’heure exécuter l’incroyable charivari intellectuel des premières années de Louis-Philippe est là déjà qui prélude avec les bouffonneries insoucieuses de toute morale de don Rafaël et les impiétés drolatiques de Mardoche. Cependant, en dépit de cet accord avec l’esprit du temps, ou plutôt à cause de cet accord même, — toute époque réagissant toujours contre ses propres tendances, — ce fut un scandale plutôt qu’un succès. Rien n’indique aussi bien que l’accueil ironique que la critique fît à ces poèmes combien il y a peu d’esprits qui soient sûrs de leurs premiers jugemens et spontanément sensibles à la poésie. Le génie poétique était là écrit en caractères tellement lisibles qu’il semblait qu’on ne pût s’y méprendre ; la critique trouva moyen cependant de s’y tromper lourdement, y compris même cette célèbre Ballade à la lune, qu’elle prit pour point de mire de ses plaisanteries, et dont elle ne sut pas découvrir les parties délicieusement poétiques. La complexité de cette forme où, sous la verve romantique, se laissait apercevoir l’assimilation la plus heureuse des modèles classiques, échappa entièrement à sa clairvoyance. Elle ne remarqua ni la beauté de ces comparaisons à la façon des anciens que le poète prodigue à chaque page pour éclairer l’action de ses personnages :

Comme on voit dans l’été sur les herbes fauchées,
Deux louves remuant les feuilles desséchées, etc.