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Louis XV : « Après moi, le déluge ! » Entre tant de facultés qui le distinguent, il en est une que M. Gounod possède à un degré exceptionnel : l’improvisation. C’est un improvisateur de génie, originalité moyenne au demeurant, mais qui, par voie de culture et mise en coupe réglée, est en train de produire ses résultats. Plus il avance en âge, et plus cette manière va s’affirmant. Parlerons-nous d’impuissance finale ? À Dieu ne plaise ! disons plutôt : impénitence. Il semble que ce soit son plaisir de ne pas daigner ; à peine sa main nonchalante consent-elle à secouer l’arbre de ses théories anciennes et modernes ; quoi qu’il en tombe, bourgeons et fleurs, il donne tout, jusqu’aux feuilles d’antan, jusqu’aux chenilles.

Prenez cette partition du Tribut de Zamora et doucement, négligemment, laissez-vous faire. Sans aucun doute, vous trouverez à chaque pas des points d’arrêt pour la critique ; à l’objection succédera même parfois chez vous l’indignation. Cette monorythmie désespérante, ces continuels emprunts à tout venant, — combinaisons de timbres, unissons à la Verdi, motifs renouvelés d’Aïda dont vous sentez l’insistante et obsédante préoccupation, — ces formules effrontément italiennes, quelquefois une phrase entière, — comme dans le duo entre Hermosa et Xaïma au troisième acte où l’ombre éplorée de Donizetti vous apparaît tendant ses bras vers le ciel et s’écriant sur le même air : Mia Lucia ! — n’est-ce pas de quoi se révolter et quitter la partie ? Eh bien ! non, ne la quittez pas, poursuivez et vous trouverez en tournant le feuillet un diamant dont l’éclair vous éblouira. Que d’efforts piquans au milieu de ces défaillances, que d’exquises agglomérations de notes et d’intéressans accords chromatiques ! le styliste enchanteur faisant pleuvoir la rosée en plein désert. Je recommande dans l’introduction de la valse un certain accord : fa, sol dièse, do, mi bémol. Quant au motif, il pourrait être aussi bien de Léo Delibes, mais ce détail harmonique est du pur Gounod. Phénomène curieux à constater : pendant que l’Italien Verdi, abjurant les mollesses du terroir natal, regarde vers le nord et se convertit aux dieux nouveaux, l’auteur du Tribut de Zamora retourne à l’italianisme. Bien des gens se creusent la cervelle pour découvrir le secret de cette évolution ; le malheur veut qu’il n’y en ait pas. M. Gounod obéit à sa nature, dont le nom est diversité, doute, fluctuation, rêverie, toutes choses incompatibles avec l’art du théâtre. À d’autres les systèmes, la logique serrée, les tendances ; lui n’eut et n’aura jamais que des aspirations.

Savez-vous pourquoi le Tribut de Zamora l’emporte sur Polyeucte ? C’est à cause du pittoresque de l’action, de la variété des costumes, des danses, et de cette pompe décorative dont l’Académie nationale a magnifiquement fait les frais ; mais à ne les considérer que par le côté musical, soyez sûr que les deux partitions se balancent, Polyeucte contient et sécrète l’ennui à plus haute dose, voilà toute la différence ; ôtez