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un artiste. Je n’oublierai jamais le mécontentement de Frederick dans une occasion de ce genre. C’était à une répétition de Ruy-Blas; on mettait en scène le cinquième acte; arrivé à ce vers :

Je crois que vous venez d’insulter votre reine,


Frederick eut de l’hésitation ; il essaya mainte variante, puis soudain, après un mouvement splendide, on le vit s’arrêter net et rester absorbé. « Bravo! Frederick, s’écria l’un de nous allant à lui et le secouant par le bras. — Quoi! qu’est-ce? murmura l’acteur, tout ahuri comme au sortir d’un rêve. Que me voulez-vous? — Mais seulement vous dire que vous avez été sublime. — En ce cas, mon cher, vous avez mal choisi le moment, car j’étais en train de fixer mon effet, et vous êtes cause que je ne le retrouverai plus. » Quoi qu’il en soit, il importe que le règlement reprenne ses droits et que tout rentre dans l’ordre accoutumé. Libre aux compositeurs, membres de l’Institut ou simples mortels, d’aller chez Pasdeloup et chez Colonne conduire l’orchestre tant qu’il leur plaira, l’Académie nationale ne se prête pas à ces petites fêtes de famille. Le grand public veut être respecté; quand on ne le respecte pas, il se fâche, et bien des gens assis à l’orchestre ce soir-là vous diront qu’à certain moment, un vent de fronde menaçait de souffler.

Revenons à Gabrielle Krauss. Jamais peut-être on n’a comme elle réuni l’art antique et l’art moderne. Pulchrum et antiquum, s’écrierait Pline le Jeune, Celle-là est bien la vraie fille d’Hélène et de Faust. Jusque dans la violence, elle a la grâce et l’harmonie, et Dieu sait si la Krauss est violente dans ce rôle d’Hermosa! Comme d’un arbre tordu par la tempête, chacune de ses contorsions est superbe, parce que dans la nature la beauté règne toujours et qu’elle est, elle, la nature dramatique en personne. Le son et le geste naissent, meurent ensemble, ne pouvant se disjoindre. Vous avez devant vous une des plus imposantes manifestations de cette école viennoise d’où sortait la grande Schroeder, — celle de Schiller et de Goethe, mère de la Devrient, — de qui procède également Gabrielle Krauss. Portée à ce point, la représentation théâtrale devient une partie de l’histoire, et quand on voit la Krauss dans ce personnage d’Hermosa, on se prend à rêver pour elle des Clytemnestre, des Electre, des. Judith[1], des Agrippine, des Catherine de Médicis et des Marguerite d’Anjou.

Étant donné le cas qui se rencontre, le mieux que nous ayons à faire est d’oublier ce qu’on représente pour ne nous attacher qu’au mode de la

  1. La Judith de Meyerbeer, par exemple, qui malheureusement n’existe qu’à l’état fragmentaire.