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Qu’on ne s’y trompe pas ; depuis Scribe, aucun écrivain dramatique n’a tenu plus large place, aucun — et cela date bientôt d’un demi-siècle, — ne s’est plus dépensé, plus prodigué que M. d’Ennery : drames, mélodrames, vaudevilles, opéras, que n’a-t-il pas fait, sans compter une foule de comédies exclusivement littéraires où, pour rendre service et de la meilleure grâce du monde, il a mis la main en refusant de mettre son nom. L’Opéra-Comique lui doit aussi une des plus charmantes partitions de son répertoire. On sait dans quelles circonstances le Premier Jour de bonheur vint au monde. Auber vieilli commençait à désapprendre le succès, sa longue et si fameuse collaboration avec Scribe avait lassé la fortune; Jenny Bell, la Fiancée du roi de Garbe, la Circassienne, autant de chutes. « On n’est plus heureux à notre âge, » disait à l’instar de Louis XIV le compositeur attristé. — Bah! répond d’Ennery, oracles et proverbes sont menteurs; essayons toujours. » On livra bataille, et la victoire, comme à Denain, fut reconquise.

Faut-il croire qu’aujourd’hui, à quinze ans de distance, et encore sous les auspices de l’heureux dramaturge, le même phénomène va se reproduire en faveur de M. Gounod? Le fait est qu’un revirement était devenu nécessaire; les chances en effet tournaient assez mal pour ce musicien : Cinq-Mars d’abord, Polyeucte ensuite avaient ouvert l’ère des grandes débâcles, et la situation réclamait un sauveteur, la présence de M. d’Ennery suffira-t-elle pour conjurer le mauvais sort? Espérons-le. Un bon poème est toujours un atout qu’il importe au compositeur d’avoir dans son jeu. Resterait à savoir si le Tribut de Zamora mérite ce titre, question très controversable, mais qu’on pourrait résoudre par un moyen terme en avançant que la chose aura du moins cet avantage de nous sortir pour quelque temps de tous ces replâtrages shakspeariens, cornéliens, dantesques et funambulesques à l’usage d’une corporation de librettistes sans idée et qui passent leur vie à mettre en pratique le vers de Boileau :

Soyez plutôt maçon si c’est votre talent.


M. Charles Gounod, toujours poursuivant sa marotte de travestir les vrais chefs-d’œuvre en faux chefs-d’œuvre, avait eu d’abord l’intention de mettre tout simplement le Cid en musique; mais lorsqu’on vint s’adresser à d’Ennery pour l’exécution d’un pareil projet, ce galant homme d’un esprit si avisé se récusa discrètement et, comme on insistait, proposa quelque chose d’approchant : le Tribut de Zamora, une manière d’à-peu-près : on resterait ainsi dans l’époque et dans la couleur du sujet, on aurait des chrétiens et des Sarrasins panachés, la croix et le croissant, les vierges andalouses et les jolies Mauresques, les cathédrales et les alhambras, tout cela sans se rendre coupable d’un sacrilège,