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du Kouldja. La thèse de l’éminent professeur n’éclaire pas ce point intéressant. Faut-il le dire? nous n’eussions pas coupé la tête à notre ambassadeur Chung-How, mais nous eussions hautement blâmé sa faiblesse.

Lorsque la nouvelle de ces concessions fut connue à Pékin, la stupéfaction fut grande. A cet étonnement succéda bientôt la colère, et les hauts dignitaires de l’empire, consultés, déclarèrent Chung-How coupable de félonie; en raison de ce crime, il fut condamné à mort ainsi qu’à la confiscation de ses biens. Ces biens, paraît-il, ont une valeur équivalente à la somme réclamée par les Russes. Mais ce n’est pas tout; il se forma aussitôt deux partis dans l’Empire-Céleste qui faillirent y faire éclater une guerre civile : l’un pour déclarer la guerre à la Russie; l’autre pour maintenir la paix. A la tête du premier se trouvaient les ennemis de l’ambassadeur en disgrâce, ennemis nombreux et influens, puisqu’ils avaient obtenu contre lui une condamnation capitale et la confiscation de sa fortune.

Le plus exalté d’entre eux, celui qui demandait la mise à mort immédiate de Chung-How et à marcher sur l’heure droit aux Russes pour les déloger du Kouldja, était Tso-Tsung-Tong, le célèbre vainqueur des rebelles musulmans en Dzungarie, et exerçant à ce titre une grande influence sur l’esprit des deux impératrices qui gouvernent la Chine en attendant la majorité de l’empereur. L’autre parti avait à sa tête le prince Kung et le vice-roi de Chih-li, Li-Hung-Chang. Le prince Kung, homme de grand savoir, a été de tout temps favorable à des idées de progrès et de réformes; c’est à lui que l’on doit l’admission des Européens à Pékin et les mesures libérales édictées en notre faveur. Il a été, en un mot, l’ami des Européens, autant qu’il lui a été permis de l’être dans un pays où nous sommes exécrés depuis des siècles.

Li-Hung-Chang est de pure race chinoise; pour le caractériser, nous n’avons qu’à dire aux lecteurs que, sur le cachet qui scelle ses actes, deux mots seuls figurent: Loyauté et Justice. Il a de nombreux ennemis à la cour, mais, comme il dispose d’une armée de deux cent mille hommes, qu’il tient en ses mains les fortifications du Pei-ho et de Tien-Tsin, il se rit des intrigues qu’on noue contre lui à Pékin. Un lettré de ses compatriotes, au courant des affaires d’Europe, a dit : «Par ses talens diplomatiques, par ses connaissances en stratégie militaire, Li-Hung-Chang est à la fois le Bismarck et le de Moltke de la Chine. »

Les Russes, en apprenant ce qui se passait à Pékin, firent leurs préparatifs de guerre; les arsenaux de Cronstadt se vidèrent au point qu’à l’heure où nous traçons ces lignes, on peut voir dans