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C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la physionomie douce et de manières simples. On voyait clairement alors une certaine résignation empreinte sur ses traits ; sachant ce qui s’est passé depuis cette rencontre, on peut assurément croire que c’était la résignation d’un homme comprenant chaque jour de plus en plus la difficulté de sa mission en Europe ; peut-être prévoyait-il déjà le sort qui lui était réservé en cas d’insuccès.

On ne l’ignore pas sans doute, l’insuccès tut complet. Chung-How, circonvenu par l’habileté de la diplomatie russe, consentit à payer au nom de son empereur tout ce qu’on lui demanda pour frais d’occupation, puis il céda encore à ses adversaires une partie du Kouldja et divers points stratégiques qui leur permettraient d’entrer en Chine quand bon leur semblerait. De si larges concessions valurent au malheureux envoyé la prison, la dégradation et deux jugemens, l’un qui confisquait ses biens, l’autre qui le condamnait à mort.

Par quels argumens la diplomatie russe arracha-t-elle de si notables avantages ? Personne n’en a reçu la confidence de Livadia, mais nous les trouvons dans une brochure portant le titre de Conflit entre la Russie et la Chine, brochure évidemment semi-officielle, écrite par M. F. Martens, professeur à l’université de Saint-Pétersbourg[1].

Le savant professeur, sans remonter au déluge, va pourtant jusqu’à l’année 1567 pour prouver que cette malheureuse Chine, malgré les kow-tow ou génuflexions des ambassadeurs russes à Pékin, n’a jamais tenu ses promesses et qu’elle s’est jouée à toutes les époques des sujets des tsars. Il cite à l’appui des griefs des Russes la mission de Spafari en 1676, le traité de 1689, signé par Golowine et Nertchinsk, les négociations du comte Sawa Wladislawitch Ragousinsky, qui signa en 1727 le traité de, Kiachia, enfin il arrive à l’occupation récente du district de Kouldja, pour dire une chose dont chacun est convaincu, c’est qu’il n’est jamais entré dans l’esprit de la Russie de se faire « la concierge » du gouvernement chinois. Tout cela pour prouver sans doute aux ambassadeurs du Céleste-Empire qu’on ne pouvait rendre le fameux district sans une compensation pécuniaire, — chose juste, — et aussi sans des garanties territoriales assurant la tranquillité des possessions russes de l’Asie centrale, ce qui l’est moins. Malgré toute l’habileté déployée par M. Martens, on se demande encore pourquoi la Russie, après avoir obtenu cinq millions de roubles pour paiement de ses services amicaux, a subsidiairement exigé les meilleurs points stratégiques

  1. Bruxelles,1880 ; Muquardt.