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peu sagement, car il avait dû voir mes dispositions. J’éclatai contre la folie et le crime de faire la guerre pour pareille chose... Si c’était, dis-je, pour chasser les Autrichiens d’Italie ou les Russes de Hongrie, à la bonne heure! mais faire la guerre pour Kossuth ! on dirait que l’Angleterre s’amuse à mettre le continent en feu. Et puis quels sont vos moyens? Votre flotte n’empêchera pas les Russes de passer les Balkans et d’entrer à Constantinople. Pour cela, il aurait fallu envoyer quatre-vingt mille hommes. L’envoi de votre flotte n’est qu’une insulte. Elle ne sera qu’une spectatrice inutile si Nicolas met ses desseins à exécution. — On arrivait et le président nous emmena dans une autre pièce qui ouvrait sur le salon. On ne pouvait nous entendre, mais on nous voyait, et bien des têtes curieuses essayaient de deviner sur quoi je déclamais et je gesticulais avec tant de véhémence... » Il s’agissait de sortir de là, et M. Thiers, d’accord avec le président, se chargeait de voir le ministre de Russie. M. de Kisselef, de concerter avec lui une démarche auprès de l’empereur Nicolas, non plus par voie d’intimidation, mais par une sorte d’appel à sa prudence, à sa générosité. La question des réfugiés hongrois disparaissait peu après en effet par un acte spontané de l’empereur Nicolas, qui, pour toute vengeance, se bornait à rudoyer la diplomatie anglaise.

A travers tout, qu’il s’agît d’affaires de diplomatie ou d’affaires intérieures, M. Thiers se trouvait être ainsi auprès du président et des ministres une sorte d’inspirateur ou d’arbitre ingénieux et fertile dans le conseil, habile à toutes les tactiques, puissant dans le parlement. La situation, à vrai dire, était étrange. M. Thiers ne se ménageait pas pour la politique d’ordre et de paix qu’il croyait devoir défendre ; il se montrait toujours prêt à entrer dans une délibération épineuse ou dans une lutte passionnée de tribune, et au premier appel, dans les circonstances difficiles, il n’hésitait pas à se rendre à l’Elysée, où il portait son franc parler. Au fond, en donnant des conseils ou le secours de sa parole, il ne se donnait pas lui-même. Il évitait tout ce qui aurait pu ressembler à des engagemens trop personnels, et un jour, c’est lui qui l’a raconté, il allait jusqu’à refuser d’accompagner le président et lady Douglas dans une visite à Saint-Denis, « pour n’être pas vu en voiture découverte avec le prince. » Il se réservait ! De son côté, le prince élevé à la présidence recherchait certes et flattait M. Thiers, surtout quand il avait besoin de lui. Il lui demandait ses avis et son concours pour s’en servir à sa manière, dans la mesure de ses intérêts ; il n’avait pas la pensée de l’appeler au pouvoir, témoin ce qu’il disait un jour après une conférence intime où les chefs conservateurs réunis avaient vivement pressé M. Thiers de prendre la direction des affaires. « Croyez-vous, disait Louis-Napoléon, demeuré seul avec