Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/851

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voulu être ministre; il tenait à garder sa liberté par précaution, par dignité, préférant rester un conseiller, un inspirateur ou un protecteur, au risque de paraître quelquefois trop protéger ou éclipser les ministres qu’il défendait de sa parole. Au début surtout, M. Thiers voyait souvent le président, qui le recherchait et le flattait jusque dans ses sentimens de famille. Il n’avait pas tardé à démêler tout ce qu’il y avait dans cette tête de visées ambitieuses et d’utopies à demi socialistes, de velléités et de rêves, d’idées confuses sur la politique intérieure aussi bien que sur la politique extérieure. Il comprenait bien qu’on n’était pas au bout des difficultés avec ce prince doux, taciturne, obstiné, prompt à se replier en lui-même après s’être trahi par un mot, réservé et entreprenant, qui répondait aux objections de M. Odilon Barrot sur un projet assez baroque : « Vous pouvez avoir raison sur ce point ; cependant quand un homme qui porte mon nom est élevé au pouvoir, il faut qu’il fasse de grandes choses et frappe les esprits par l’éclat de son gouvernement !.. »

Toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion, M. Thiers, avec une liberté familière et vive, s’efforçait de combattre ces impatiences réformatrices et de ramener le nouveau président à la seule politique possible dans les affaires intérieures. « Vous ne pouvez, lui répétait-il, tenter de grandes et soudaines améliorations... Vous n’avez qu’une seule chose à faire : rester tranquille et assurer la tranquillité des autres! Maintenez à Paris une force militaire suffisante; montrez que vous avez le pouvoir et la volonté de châtier sévèrement toute tentative d’émeute, et la prospérité renaîtra comme par enchantement. Voici ce qui arrive après chaque révolution : le peuple est fatigué et appauvri, il a besoin de repos moral et d’activité physique. » M. Odilon Barrot disait au président sous une autre forme : « Rendre au pays un peu de sécurité et de confiance dans l’avenir, rétablir, avec le respect de l’autorité, le culte du droit, habituer peu à peu les citoyens à faire leurs propres affaires et à en porter la responsabilité, faire cesser l’antagonisme qui a existé dans tous les temps entre le peuple et son gouvernement, rendre ainsi possibles des institutions libres et durables, voilà ce qui serait, à mes yeux, de la vraie grandeur! » C’était bien de la raison pour un président élu par six millions de suffrages! Louis-Napoléon écoutait M. Barrot comme M. Thiers sans être absolument convaincu. Il ne se désistait pas de ses idées, il les mettait en réserve, il les ajournait, — et en attendant il se prêtait à la politique qu’on lui proposait, qui pouvait encore après tout le servir : il acceptait ce rôle de chef d’un gouvernement de l’ordre intimidant l’émeute au 29 janvier comme au 13 juin 1849, reconstituant sous le nom de Napoléon toutes les forces de l’autorité, rendant aux socialistes et