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ces immenses cortèges, déterminer de combien de personnes ils devaient se composer : mais qui s’avisa jamais de les compter? On eut l’idée d’interdire à celui qui demandait des fonctions publiques de donner des spectacles de gladiateurs ou d’offrir des repas au peuple ; il les fit donner par ses amis, et personne ne songea à s’en plaindre. Le peuple d’ailleurs était hostile à toutes ces lois qui gênaient ses plaisirs ou contrariaient ses caprices; Cicéron comprend ses résistances et ne le blâme pas de vouloir être maître, ou même tyran, dans les comices. Il dit en termes exprès, dans son plaidoyer pour Plancius, qu’il est inutile d’essayer de lui faire des leçons qu’il n’écoute pas. « Il n’est pas juge du mérite, et ne tient pas à l’être ; il peut ne pas choisir les plus dignes, et se permet souvent de le faire, c’est son droit après tout. Il aime qu’on le sollicite, il cède aux prières, il préfère les gens qui l’ont le plus flatté. Quoi qu’on pense, il faut se soumettre à ses volontés. C’est le privilège des peuples libres, et surtout du premier peuple du monde, de celui qui a soumis et gouverne tous les autres, de donner ses suffrages comme il l’entend. »

Voilà d’étranges paroles, et pourtant Cicéron n’ose pas tout dire. Ce n’était pas seulement par des caresses et des flatteries qu’on gagnait alors le peuple, mais par de l’argent. On s’était longtemps contenté de lui plaire en le priant et le suppliant, en se faisant humble devant lui, mais, vers la fin de la république, il fallait le payer. Il commençait à s’habituer à vendre son vote et à vivre du prix qu’on lui en donnait. Rien n’est plus curieux que de voir de quelle façon ce trafic était alors pratiqué. Il était dans le génie de ce peuple, qui avait l’instinct du gouvernement, de tout organiser chez lui, le mal comme le bien, et d’établir une apparence d’ordre jusque dans le désordre même. C’est ainsi qu’on avait fini par créer une sorte d’entreprise générale et d’administration régulière de la corruption électorale. Ceux qui menaient cette grande affaire savaient bien que, dans un pays où tout le monde vote, il ne faut pas s’amuser à marchander les électeurs homme par homme : c’est perdre son temps et entrer dans un détail qui ne finit pas. Si l’on veut que tout marche plus sûrement et plus vite, il convient de s’adresser à des groupes déjà formés. Ils profitaient donc des divisions mêmes que la constitution avait établies dans l’état. Ils achetaient dans chaque tribu, dans chaque centurie, quelques meneurs qui se chargeaient d’entraîner le reste. Le marché souvent était facile, car, dans les centuries et les tribus, on tenait à voter ensemble, à ne pas se séparer les uns des autres, et l’on subissait aisément l’influence de quelques personnages importans. Ce qui pouvait être encore plus facile, c’était d’acheter ces associations