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Mais à ceux qui voient tant de choses où personne avant eux n’avait rien vu, je poserai cette question : s’ils lisaient quelque part ces quatre vers :

Je sais rendre aux sultans de fidèles services,
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices.
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé ;


ou ceux-ci :

Je sais combien crédule en sa dévotion,
Le peuple suit le frein de la religion;


s’écrieraient-ils que le poète attaque le trône et l’autel ? Je ne sache pourtant pas que l’on ait jamais soupçonné Racine d’irréligion ou de républicanisme ; et personne encore dans Bajazet n’a découvert une pièce incendiaire. Il est vrai que Marivaux, puisqu’on le veut, « a formulé la loi du progrès. » C’est qu’en sa qualité de travestisseur de l’Iliade, il était de la petite société des La Motte, des Fontenelle et, par eux, des Perrault. Ennemis des anciens, il importait à ces hommes d’esprit, de trop d’esprit peut-être, que les modernes, selon le mot de Pascal, fussent les anciens, et qu’encore que Chapelain fût un peu au-dessous d’Homère, cependant « le fonds de l’esprit humain fût allé toujours croissant parmi les hommes. » Ces derniers mots sont de Marivaux. Mais il y a bien de la différence entre une thèse que l’on pose et que l’on soutient pour elle-même, à la façon de Condorcet, et d’autre part, à la façon de Marivaux, une thèse où l’on est insensiblement amené par des considérations qui n’ont guère qu’un point commun avec la thèse. Et c’est même pour cela que beaucoup de choses qui ont l’air d’avoir été dites n’en restent pas moins absolument neuves, et comme à la disposition du premier qui s’en empare par leurs principes et leurs conséquences. Autrement le réformateur, ici, ce ne serait pas Marivaux, ce serait Charles Perrault ; et lisez la préface de Clitandre, si vous voulez retrouver la loi du progrès jusque sous la plume de Pierre Corneille.

Est-il besoin d’ajouter que, si Marivaux a protesté contre « l’inégalité des conditions, » c’est de la même manière innocente? D’abord, parce que personne, à vrai dire, n’a protesté contre l’inégalité des conditions, mais en tout temps les uns ou les autres ont protesté contre l’inégalité de leur condition, quand ils la comparaient à celle de leur voisin. Les quelques libertés, bien inoffensives assurément, que Marivaux a prises, c’était le privilège du théâtre italien que de les prendre. On sait qu’il s’en faisait si peu faute que