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La Russie attend quelque chose; elle attendait avant la mort d’Alexandre II, elle attend bien plus encore aujourd’hui, avec quelle impatience, avec quelle anxiété, il est inutile de le dire. Ce qu’elle espère, ce que réclame l’immense majorité des hommes cultivés, chacun le sait, on ne se gêne plus guère pour le dire tout haut, c’est la fin d’un régime arbitraire qui a laissé la Russie pauvre en dépit de ses richesses naturelles et faible devant l’ennemi malgré ses millions de baïonnettes. Ce qu’attend l’opinion, c’est cette chose innommée pour laquelle il n’y a pas de mot indigène en russe, et que les dékabristes de 1825 essayaient déjà de faire bégayer à leurs soldats, sur la place de l’Amirauté.

Lorsque l’empereur Alexandre II est monté sur le trône, il avait devant lui une tâche indiquée par les circonstances et toute tracée d’avance, devant laquelle il lui était interdit de reculer. Alexandre III se trouve en face d’une tâche non moins clairement indiquée et non moins urgente. Comme son père était destiné à faire l’émancipation des serfs, il est manifestement appelé à faire l’émancipation politique. On assure qu’il n’en a lui-même jamais douté. Tout retard de sa part à remplir cette noble vocation serait funeste au pays et à lui-même; les délais ne profiteront qu’au nihilisme.

On ne saurait, disons-nous, avoir de doute sur les désirs et les besoins du pays; l’incertitude, et cela est déjà bien suffisant, ne porte que sur les voies et moyens, sur la forme à donner aux nouvelles institutions. Dès avant la mort d’Alexandre II, la société exprimait ses désirs par tous les moyens en sa possession. Nous en avons un exemple caractéristique, à la veille même de l’attentat du canal Catherine, dans la récente session de l’assemblée de la noblesse du gouvernement de Saint-Pétersbourg, assemblée composée de grands propriétaires et réputée l’une des plus conservatrices de l’empire. La noblesse, on le sait, jouit du seul droit politique reconnu en Russie, le droit de pétition, et encore ce droit, n’en doit-elle faire usage que pour ses [intérêts particuliers.

A la fin de février dernier, l’assemblée de la noblesse de la capitale a, sur la proposition de M. Shakéief, voté une pétition à l’empereur pour réclamer l’interdiction de toute arrestation par voie administrative. Dans une autre séance, un des vétérans de cette assemblée, M. Platonof, maréchal de la noblesse de Tsarsko-Sélo, qui en 1862 ou 1863 avait déjà demandé une constitution, a répété le même vœu en des termes qui méritent d’être reproduits. Répondant à l’un de ses collègues qui réclamait de nouvelles prérogatives pour la noblesse : « Il est oiseux, a dit M. Platonof, de travailler à modifier des privilèges qui ont fait leur temps et qu’il ne servirait à rien d’élargir dans le cercle restreint où ils s’exercent aujourd’hui. La liberté de la parole nous est interdite.