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ni l’isolement moral et les irrésolutions des gouvernans. Nulle part en Europe, l’esprit révolutionnaire ne pouvait trouver un terrain mieux préparé. Le nihilisme a moissonné ce qui avait été semé par la désillusion et la désaffection. Grâce au désarroi du gouvernement, à la vénalité de l’administration, à la répulsion excitée par la police, à la complicité passive d’une partie de la société, il a pu inventer et mener à leur fin des attentats qui, en tout autre pays, eussent semblé chimériques.


III.

Nous ne chercherons pas à dépeindre aujourd’hui les mobiles et les instrumens de propagande des révolutionnaires russes; nous avons déjà ici même indiqué les causes et les caractères du nihilisme[1]. Comme nous l’avons dit, ce mal, loin d’être indigène, est venu du dehors et de la contagion européenne. Les miasmes révolutionnaires en suspens dans l’atmosphère de l’Occident ont, avec notre civilisation et nos idées, pénétré en Russie, et ils y ont fait d’autant plus de victimes que moins sain était le climat moral du pays, que moins aguerri était le tempérament national et plus débilitant le régime politique. La propagande révolutionnaire a pris chez les néophytes russes une ferveur passionnée, un fanatisme intense qui, malgré leur petit nombre, leur a permis de faire planer sur les fonctionnaires et sur tout le pays une sorte de terreur.

De quelle façon l’empereur Alexandre II a-t-il lutté contre cet ennemi invisible, en guerre déclarée avec l’autocratie? Hélas! ici comme en toute chose, on ne rencontre ni programme défini ni direction arrêtée. Le pouvoir, vivant au jour le jour, essaie tour à tour des rigueurs et des concessions, sans savoir s’arrêter à aucun système, sans esprit de suite et presque sans conviction. Après les premiers attentats, des sévérités jusque-là inconnues sous Alexandre II, la IIIe section et la haute police érigées comme sous Nicolas en arbitres de l’état, la presse muselée, les nouveaux tribunaux mutilés, des milliers de suspects incarcérés ou expédiés en Sibérie, la Russie divisée en six ou sept grandes satrapies, ayant chacune à leur tête, sous le nom de gouverneur-général, un petit autocrate investi de pleins pouvoirs. Un peu plus tard, après l’explosion du Palais d’hiver, un soudain changement de front; les pouvoirs, naguère dispersés entre sept ou huit gouverneurs-généraux, concentrés

  1. Voyez la Revue du 15 février 1880. Le lecteur trouvera de nouvelles réflexions et de nouveaux renseignemens à ce sujet dans le premier volume de nos études sur la Russie qui doit paraître ces jours-ci à la librairie Hachette.