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déceptions de la guerre et de la paix ont, depuis la rentrée des troupes dans leurs foyers ou leurs garnisons, trouvé un nouvel aliment dans les récits des soldats et des officiers, des médecins et des sœurs de charité. Les souffrances des soldats, l’incurie des chefs, la corruption de l’administration ont, dans la bouche de milliers de témoins oculaires, fourni une nouvelle pâture à l’esprit critique et à l’irritation de la jeunesse. Durant les mois qui ont suivi le rapatriement de l’armée, la presse a été remplie de récits de guerre, souvent assombris par la rancune et la malignité. Il s’est ainsi formé toute une littérature populaire qui exaltait le soldat et l’homme du peuple aux dépens des chefs et du pouvoir, littérature qui, par l’inspiration et par les sous-entendus, était insidieusement hostile à l’autorité et au système officiel.

En passant le Danube pour affranchir les Bulgares, beaucoup de Russes s’imaginaient travailler à leur propre affranchissement. On rêvait d’une autre émancipation, de constitution, d’assemblées représentatives. Or la réalité vint bientôt dissiper pour longtemps tous ces beaux songes. La chancellerie impériale rédigea un projet de constitution, mais ce fut pour les Bulgares, délivrés par les aimes russes et ainsi mis en possession de libertés refusées à leurs libérateurs. Il y avait là, pour l’amour-propre national, un froissement pénible. Les Russes ne pouvaient guère se résigner de bonne grâce à demeurer politiquement au-dessous de tous les petits états d’Orient, déjà pourvus de constitutions politiques, au-dessous de leurs frères puînés et encore enfans du Balkan que, pour le génie et la civilisation, on ne saurait assurément mettre au-dessus d’eux.

De la dernière campagne d’Orient est ainsi sortie une situation nouvelle. Plevna a donné au vieux système une secousse dont il n’a pu se remettre. A cet égard, la guerre de Bulgarie pourrait, toutes proportions gardées, être comparée à notre guerre d’Amérique, sous Louis XVI. L’une et l’autre, entreprises sous la pression de l’opinion et des plus nobles sentimens, ont réagi à l’intérieur dans le sens libéral, donné un stimulant aux instincts de nouveauté et précipité le cours des événemens.

Que si, à toutes ces déceptions de la guerre et de la paix, on ajoute la gêne financière, les nouveaux impôts, la baisse du papier-monnaie, les disettes et les mauvaises récoltes des dernières années et, par-dessus tout, l’amer désenchantement laissé dans bien des âmes par l’inefficacité, l’inexécution ou l’inachèvement des grandes réformes de la première moitié du règne, l’on ne s’étonnera point de la crise intérieure qui, en Russie, a succédé à la guerre étrangère. Rien ne surprend plus, ni l’ardeur et l’audace des ennemis de l’ordre, ni l’indifférence et l’apathie apparente de la société,