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point. Placé en face des revendications de plus en plus exigeantes d’une partie des classes cultivées, de ce que, par opposition avec le peuple, on appelle en Russie du nom un peu ambitieux d’intelligence, le tsar réformateur s’était pris à douter de son œuvre et de ses propres réformes; en plus d’un cas, il avait fini, sous prétexte de les corriger, par les laisser mutiler ou annihiler dans la pratique, sans comprendre assez que, une fois lancé sur la route des innovations, on n’est pas maître de s’arrêter court; sans bien sentir qu’il ne pouvait indéfiniment comprimer des aspirations, en partie provoquées par ses propres lois, sans s’apercevoir enfin que les réformes comme les révolutions s’appellent et s’enchaînent les unes les autres et que rien ne fomente l’esprit révolutionnaire, avec l’impatience et l’irritation, comme le défaut d’harmonie des institutions entre elles et le désaccord entre les lois ou les maximes du gouvernement et les pratiques gouvernementales.

Dans la seconde partie du règne d’Alexandre II, l’optimisme si confiant des premiers temps avait presque partout fait place à un pessimisme découragé ou à un scepticisme anxieux. A la veille de la guerre de Bulgarie, la Russie, quinze ans plus lot si ouverte à l’enthousiasme, était visiblement désabusée, incertaine de sa voie, mécontente d’avoir été trompée dans ses espérances.

Si les comités slaves de Moscou, au début sans influence et à Pétersbourg tournés presque en dérision, réussirent en quelques mois à s’emparer de l’opinion et à fomenter peu à peu une véritable agitation nationale, c’est précisément que la société était lasse d’une sorte de stagnation intérieure qui menaçait de se prolonger indéfiniment; c’est que, dans son appétit d’action et de mouvement, elle se laissait aller à chercher au dehors la vie et l’intérêt qu’elle ne trouvait plus au dedans, espérant vaguement que, de la guerre et de l’émancipation des Slaves du Sud, il sortirait quelque chose pour la Russie et les libertés intérieures.

Cette guerre de Bulgarie, à laquelle l’empereur répugnait personnellement, qu’il ne se résigna à entamer qu’après l’avoir longtemps retardée, cette guerre de 1877-1878, loin d’être, pour le gouvernement et pour le souverain, une heureuse diversion, ne fit qu’affaiblir l’autorité morale du pouvoir, infliger de nouvelles déceptions au pays et donner une violente impulsion aux penchans révolutionnaires qui couvaient chez la jeunesse.


II.

Dès le début des opérations militaires, le public russe, étonné des lenteurs de l’entrée en campagne, se dédommageait de son