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devant lui, dans ses premières années, des problèmes après tout plus simples, et s’il fera dans l’histoire une tout autre figure que l’époux de Marie-Antoinette, cela tient en partie à ce que la Russie de 1860 était loin d’être aussi mûre pour la révolution que la France de 1780.

Ce qui faisait peut-être le plus défaut au fils aîné de Nicolas, c’était l’énergie, la volonté, l’esprit de suite; il semble en avoir eu lui-même le sentiment, et, comme il arrive souvent en pareil cas, il était préoccupé de ne pas le laisser apercevoir aux autres. Au milieu des intrigues qui s’agitaient autour de lui et qu’il encourageait indirectement lui-même, en maintenant au pouvoir ou en fonctions à côté les uns des autres des compétiteurs ou des adversaires occupés à se desservir et à se paralyser mutuellement, au milieu de toutes ces luttes de cour et de cabinet, l’empereur tenait par-dessus tout à ce qu’on ne doutât point de sa parole, de sa conviction de sa fermeté; selon l’expression de Milutine, alors que Tcherkasski invitait son ami à trouver un moyen d’accompagner l’empereur à Kovno et de ne pas le laisser seul en présence du vice-roi de Pologne, c’était là, chez Alexandre II, le point sensible[1].

De ce côté, il était aisé à froisser, et une fois blessé, il ne revenait guère. Il n’oubliait point volontiers les torts qu’à ses yeux on avait eus envers lui; il avait des antipathies et des rancunes qu’il n’était pas assez dissimulé pour déguiser et dont il n’était pas assez politique pour triompher. Jamais, par exemple, il ne pardonna aux Polonais la fatale insurrection de 1863. La Pologne eut beau demeurer tranquille pendant dix-huit ans, elle eut beau ne prêter aucun concours aux sinistres entreprises des révolutionnaires, l’empereur ne voulut apporter aucun adoucissement aux mesures de rigueur prises contre les provinces de la Vistule. Il n’a jamais non plus, croyons nous, pardonné entièrement à la France, sinon la guerre de Crimée, du moins l’accueil relativement froid qu’il avait rencontré à Paris, en 1867, et le coup de pistolet tiré dans nos rues par Bérézowski. Ces ressentimens personnels, associes à sa vieille affection pour son oncle le roi de Prusse, ne furent peut-être pas étrangers à l’imprévoyant concours que, en dépit de l’opinion publique, il prêta en 1870 à la prépotence germanique.

Le caractère du prince a naturellement laissé son empreinte sur son œuvre; presque partout, dans cette œuvre multiple, on retrouve la marque des hésitations et des inconséquences du pouvoir.

L’émancipation a été suivie de nombreuses réformes, administratives, judiciaires, militaires, financières même; mais toutes ces

  1. Lettre de Milutine, 2/14 juin 1854. Voyez la Revue du 15 février.