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modernes, c’est le vaincu, en somme, qui est le plus favorisé. Ne sont-ce pas, en effet, ses revers de 1854 qui ont valu à la Russie l’émancipation des serfs, la création d’un réseau complet de voies ferrées, l’organisation des autonomies locales et toutes ces réformes dont Mme de Novikoff traçait récemment le tableau avec toute l’éloquence que donne un patriotique orgueil[1] ? Sadowa n’a-t-il pas apporté à la Hongrie la liberté et à l’Autriche le régime constitutionnel? N’est-ce pas en traversant une série de dures épreuves que l’Italie a conquis son unité et son indépendance? Et enfin, si l’on voulait une confirmation plus frappante encore de ce que ce paradoxe contient de vérité, ne pourrait-on pas la trouver dans la situation comparée de la France et de l’Allemagne depuis 1870? Quel profit peut-il y avoir pour un état à s’annexer les provinces d’un voisin? Quel avantage l’Angleterre recueillerait-elle de la conquête du Transvaal? La gloire militaire coûte cher aux contribuables et ne leur apporte aucun profit. De combien de milliards la France a-t-elle payé les lauriers dont Napoléon III a voulu couronner son effigie à partir de 1859?

Les économistes ont bien raison : si les peuples avaient seulement l’instinct de la brute qui poursuit son intérêt, il n’y aurait plus de guerres. Malheureusement les préjugés, les rancunes, les rivalités, l’ambition des gouvernans et la stupidité des gouvernés cachent encore cette vérité incontestable, que la paix est non-seulement pour les états le plus sacré des devoirs, mais le premier des intérêts. Faut-il donc désespérer de l’avenir? Non, répond M. Leslie; l’histoire nous montre que les groupes soumis à la même loi vont toujours s’agrandissant. A l’origine, les populations sont divisées en tribus, sans cesse en guerre les unes contre les autres. Au moyen âge encore, les seigneurs des cantons voisins sont souvent en lutte. Plus tard se forment les nations, puis les grandes nationalités qui se constituent sous nos yeux. Mais déjà, au-dessus de ces puissantes agglomérations, apparaît l’idée d’une unité supérieure, qu’on appelle tantôt « l’Europe, » tantôt « le monde civilisé, « et qui impose ses jugemens, non encore par un tribunal et par la force, mais fréquemment déjà par la puissance de l’opinion. Le droit international n’est certes pas un vain mot, quoiqu’il n’y ait pas de pouvoir suprême qui puisse en imposer le respect. Comme le dit très bien M. Leslie, la loi n’est pas née spontanément parmi les hommes du sentiment de ce qui est juste. Elle est la justice imposée, compulsory justice. Ce sont les querelles, les violences et le besoin d’y mettre un terme qui lui ont donné naissance. Il en sera de même pour les relations de peuple à peuple. Plus les guerres deviennent

  1. Emperor Alexander’s Reforms, by O. K. ; London,1880.