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que la Bible : à quoi tient-elle ? D’abord et avant tout à ce que l’évangile s’est produit dans un autre milieu. L’évangile respire un détachement sombre et farouche de la vie présente : « Si ton bras est pour toi une cause d’achoppement, coupe-le ; mieux vaut pour toi entrer estropié dans la vie que d’aller avec tes deux bras au feu qui ne meurt jamais. » (Marc, IX, 42.) — « Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra, et celui qui l’aura perdue pour moi et pour la bonne nouvelle, la sauvera. » (VIII, 35.) — Il faut vendre tout son bien et le distribuer aux pauvres ; le riche n’entre pas au royaume des cieux. (X, 21, etc.) — Il faut quitter sa maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, ses enfans, ses champs, pour « la bonne nouvelle. » (X, 49.) — Cela n’est pas de la Bible, et elle ne connaît pas davantage ce sentiment toujours présent dans l’évangile de l’action ennemie des esprits malfaisans. Ce sont là les signes de temps mauvais et désespérés, des temps qui ont enfanté cette étrange communauté des Essées, qui avait, dit Pline, son principe de vie dans le dégoût où les autres étaient de la vie, tam fecunda illis aliorum vitæ pœnitentia est, (Natur. hist., V, 15.) L’évangile aussi est plein de tendresse pour les humbles, les simples, pour ceux qui sont les derniers et qui seront ailleurs les premiers. C’est sans doute encore parce que l’évangile est né parmi des populations particulièrement simples et humbles.

En un mot, cet accent original qui nous frappe dans l’évangile tient en grande partie à ce qu’il ne nous reste aucun autre écrit composé dans le même temps et aux mêmes pays. Mais il tient aussi vraisemblablement dans une certaine mesure à l’âme même de Jésus, dont l’évangile porte l’empreinte. Et cette âme, une fois fixée dans un livre devenu sacré, est passée par là dans ceux qui ont vécu de ce livre. C’est la part de Jésus dans le christianisme, part notable et qui ne lui sera point ôtée, quelque difficile qu’il soit de faire exactement le triage et de la distinguer toujours de ce qui est venu d’ailleurs.

Jésus donc est purement un Juif, et il n’a pas fait un acte ni dit une parole qui ne soit juive. Mais c’est un Juif plus ardent et plus exalté ; né dans un pays qui nourrissait des esprits indépendans et indociles ; obéissant plus volontiers à l’inspiration qu’à l’autorité ; homme de la nature plutôt que des écoles ; fait pour compromettre le synédrion de Jérusalem et pour se perdre lui-même, mais fait aussi pour troubler les âmes. Et c’est ainsi que la prophétie d’après laquelle on croyait que le Messie devait naître dans Bethléem de Juda fut démentie, et que, contrairement à l’attente universelle (Jean, VII, 52), c’est de Galilée qu’il sortit un Christ.


ERNEST HAVET.