Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/616

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était déjà venu (c’est-à-dire Jean le Baptiste) (IX, 12) ; quand il s’écriait : « Vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Vertu divine et marchant sur les nuées » (XIV, 62), ces paroles transportaient les esprits. Deux choses font que nous les lisons aujourd’hui d’un œil tranquille : d’abord c’est que nous ne sommes plus pénétrés en naissant, comme les Juifs, de l’idée que le Messie doit venir, et avec lui la fin du monde présent, ni haletans, pour ainsi dire, dans cette attente ; ensuite c’est que les évangélistes, pour ne pas blesser les Romains, ont eux-mêmes réduit, disséminé, et par là éteint des discours qui tombaient sans doute de la bouche de Jésus abondans, enflammés et incessans. Il disait que, dans ce monde nouveau qui allait venir, « beaucoup qui étaient les premiers seraient les derniers, et les derniers les premiers » (X, 31) ; il disait que les uns seraient sauvés et que les autres seraient perdus (VIII, 35), et que ceux-ci seraient jetés dans la voirie (γέενναν), au feu qui ne s’éteint pas (IX, 42)[1]. Ces quelques passages sont comme des traces qui nous restent de la prédication troublante de Jésus.

Il y faut ajouter son amour pour la pauvreté et sa sévérité pour la richesse. Il n’est que touchant quand il voit une femme mettre dans le trésor du temple ses deux quarts d’as et qu’il dit : « Je vous assure que cette veuve pauvre a donné plus que tous les autres » (XII, 43) ; mais qu’il est triste quand il répond à celui qui venait lui demander à genoux le moyen de gagner une vie éternelle (X, 17) ! Il s’assure d’abord que cet homme, dès sa jeunesse, a accompli scrupuleusement toute la loi. Alors il le regarde avec tendresse, et il lui dit : « Tu n’as plus qu’une chose à faire ; vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens avec moi.» Mais lui, peiné de cette parole, s’en alla tout chagrin, car il était fort riche. Et Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples : «Combien il sera difficile à ceux qui sont riches d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’il ne l’est pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ! » On voit d’ici la popularité qu’un tel langage a dû lui faire parmi ceux qui manquaient de tout.

On se demande à ce propos de quoi vivait Jésus. Ce n’était pas de son métier sans doute, depuis qu’il allait prêchant par voie et par chemin ; mais des dons des siens, qui du reste ne devaient pas avoir de peine à lui suffire. Le plus ancien évangile parle des femmes qui s’étaient attachées à lui en Galilée et qui le servaient, (XV, 41.) Cela pourrait s’entendre seulement de leur travail et de leurs soins, apprêter ses repas, ses habits, etc. ; mais un autre évangile dit plus explicitement qu’elles l’assistaient de ce qu’elles avaient (Luc, VIII, 3),

  1. Sur la géenne, voir mon tome III. p. 358.