Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 44.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défi de prouver sa mission surnaturelle par un acte qui témoignât d’un pouvoir surnaturel ; ils demandaient un miracle éclatant, « un signe du ciel, » et il était réduit à répondre en soupirant qu’un tel signe ne leur serait pas donné (VIII, 12).

Un trait qui frappe fortement dans l’exaltation de Jésus, surtout quand on lit le plus ancien évangile, est ce qu’elle a de triste et même d’amer. Il pousse des gémissemens (VII, 34 ; VIII, 12) ; il regarde ceux qui doutent de lui avec colère (III, 5), « centriste de l’infirmité de leur esprit. » Il rudoie ses disciples mêmes, s’ils n’entendent pas ses paraboles : « Avez-vous des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne pas entendre ? Avez-vous perdu la mémoire ? » (VIII, 18.) Comme on lui amène un malade, en lui disant que les siens n’ont pas pu le guérir, il s’écrie : « Ô race sans foi ! jusqu’à quand vivrai-je avec vous ? jusqu’à quand aurai-je à vous supporter ? Amenez-le-moi. » (IX, 16.) N’est-il pas vrai que ces paroles font peine, et que la naïveté de ce récit lui donne l’accent d’un charlatan qui se fâche quand on ne se rend pas du premier coup à ses prestiges ? Il est plus imposant, mais toujours chagrin, lorsqu’à des paroles de Pierre, qui lui semblent trop humaines, il répond avec brusquerie : « Retire-toi de moi, Satan, car tu ne sens pas les choses de Dieu. » (VIII, 33.) J’ai déjà cité les dures paroles par lesquelles il accueille sa mère et ses frères, ou plutôt par lesquelles il refuse de les accueillir et de faire attention à eux. Quand une femme syrophénicienne, c’est-à-dire non juive, lui demande de chasser le démon qui tourmente sa fille, il répond d’abord qu’il n’a pas à se charger de guérir les infidèles, et quel langage ! « Il n’est pas bon de prendre le pain des enfans pour le jeter aux chiens. » (VII, 27.) Quoi de plus sévère enfin, quoi de plus âpre, que des prédications telles que celles-ci : « Si ton bras te fait faillir, coupe ton bras.. ; si ton œil te fait faillir, arrache ton œil, » et le reste (IX, 42) ? Poussin avait bien raison de dire aux jésuites, qui auraient voulu qu’il peignît Jésus suivant l’image que s’en faisait leur piété douceâtre, « que Notre-Seigneur n’était pas un père Douillet[1]. »

Cependant Paul lui-même invoque « la mansuétude du Christ, » πραΰτης, et c’est le même mot qu’on retrouve dans les versets célèbres de Matthieu, qu’on traduit d’ordinaire par : « Heureux les doux ! οἱ πραεῖς » (V, 5). — Apprenez de moi que je suis doux, πραΰς (XI, 29). Mais le premier de ces deux passages, qui est pris d’un psaume, nous montre à quel mot hébreu répond le mot grec, et les hébraïsans nous font voir que le mot hébreu lui-même signifie moins ce que nous appelons la douceur que la résignation et la patience[2].

  1. Cité par Michelet, les Jésuites, page 69, n. 1.
  2. Aussi le verset XI, 29 associe πραΰς et ταπεινός.