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divin qu’ils voient de si près[1]. Et nous, quelle sera notre pensée ? Dirons-nous que Jésus était un fou ? Non, pas plus que Socrate ou Pascal n’étaient des fous, ou que Jeanne d’Arc n’était une folle. Il paraît bien que les deux premiers ont eu des hallucinations ; il est certain que Jeanne en avait, puisqu’elle entendait des voix et croyait voir saint Michel. Jésus en avait-il ? Il le semble, s’il dialoguait avec les démons. Mais quoique l’hallucination soit un trouble cérébral, une affection maladive, elle n’est pas pour cela la folie. Jésus halluciné, aussi bien que Jeanne hallucinée, pourra rester entouré de respect pt d’amour.

En sa qualité d’inspiré, il paraît que Jésus se montrait dédaigneux de certaines règles et de certaines pratiques qui constituaient la tradition des écoles ; qu’il ne se croyait pas tenu d’observer ni les jeûnes (II, 18) ni les ablutions (VII, 2) ; que, sans contester le respect du sabbat, il conservait jusque dans ce respect quelque liberté (II, 25 et III, 4). Cette liberté de l’inspiré, il la montrait surtout, à ce qu’il semble, à l’égard de ceux qu’on appelait pécheurs, ἁμαρτωλοί, ce qui ne veut pas dire des gens de mauvaise vie, comme on le traduit souvent mal à propos, mais simplement des irréguliers, des profanes, qui ne s’astreignaient pas aux exigences des dévots. Et cela faisait scandale. On disait : Pourquoi mange-t-il avec des publicains et des ἁμαρτωλοί ? On sait combien étaient détestés et méprisés par les Juifs les τελῶναναι, publicains, ou agens des fermes romaines. Et Jésus répondait : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades ; ce ne sont pas les justes que je suis venu appeler à changer de vie, mais les pécheurs. » (II, 17.) Paroles hardies, même dans leur réserve, où il n’avoue pas précisément ces irréguliers, dont l’indépendance allait sans doute plus loin que la sienne, mais où il les couvre complaisamment de sa charité.

Deux choses rendent particulièrement remarquable sa négligence à l’égard du jeûne. La première est que le jeûne était pratiqué par les disciples de Jean et consacré par le respect de ce grand nom (II, 18). La seconde est qu’à l’époque des Évangiles, les chrétiens pratiquaient eux-mêmes le jeûne (II, 20) ; de sorte que nous ne pouvons guère douter, quand ils nous disent que Jésus et les siens ne jeûnaient pas, que cette particularité ne soit authentique.

Ceux que choquaient les hardiesses de l’inspiré lui contestaient naturellement le droit de le prendre de si haut ; ils le mettaient au

  1. L’esprit de ce passage est le même que celui de la chanson des Fous de Béranger :

    Sur la croix que son sang inonde,
    Un fou qui meurt nous lègue un dieu.