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avaient établi roi à Jérusalem. C’est peut-être le souvenir de cet acte d’autorité qui fait que le quatrième évangile représente les Juifs répondant à Pilatus, qui leur dit de juger eux-mêmes Jésus : « Nous n’avons pas le droit de mettre à mort. » (XVIII, 31.) Mais je crois qu’il ne se figure que d’une manière confuse et inexacte les rapports entre les autorités juives et les Romains. Le récit de Josèphe suppose que les Juifs ne pouvaient pas faire juger pour crime capital un des leurs, c’est-à-dire un sujet romain, sans l’agrément du procurateur, et cela se comprend à merveille : il leur fallait donc sa permission pour convoquer le synédrion. Mais une fois cette permission donnée et le tribunal convoqué, il jugeait dès lors souverainement et faisait librement exécuter sa sentence : ce n’est pas sur la condamnation ni sur l’exécution que porte la protestation d’Albinus. Et certainement il ne se passait en pareil cas rien de semblable aux scènes indécentes où les évangélistes font figurer ces juges suprêmes au pied du tribunal de Pilatus.

On a cru trouver dans un passage du Talmud un témoignage qui confirmerait la supposition d’un procès fait à Jésus devant le synédrion et dans les formes. Mais il a été reconnu que ce passage ne se rapporte pas à Jésus, et ne lui a été appliqué que par une évidente altération, qui date sans doute d’un temps où la tradition des Évangiles s’était accréditée jusque chez les Juifs[1].

Enfin ce qui achève de faire croire que Jésus n’a pas été condamné par le synédrion juif en vertu de la loi juive, c’est qu’on ne voit rien dans les Évangiles qui indique qu’il ait jamais transgressé la loi. Il en a observé fidèlement tous les préceptes; car ses paroles au sujet du sabbat n’attaquent jamais la loi elle-même; il n’en veut qu’à une certaine observance superstitieuse du sabbat qu’il n’était pas le seul à combattre. Des docteurs de la loi disaient : « Le sabbat a été fait pour toi, et non pas toi pour le sabbat. » Et même : « Fais du sabbat un jour ordinaire, plutôt que d’avoir besoin de recourir à autrui[2]. » Il était bon Juif au point de traiter de chiens les infidèles et de faire un détour pour aller de Galilée en Judée par la rive gauche du Jourdain, afin sans doute de ne pas passer par la terre maudite de Samarie. Pour expliquer sa condamnation, il a fallu supposer qu’il avait osé déclarer, devant le tribunal et le grand-prêtre, qu’il était le Fils de Dieu, étrange accusé qui attend pour tenir ce langage, qu’il n’avait jamais tenu jusque-là, qu’il soit en face de ses juges, tout prêts à l’envoyer au supplice. On voit assez qu’il est impossible de croire que Jésus ait parlé ainsi.

  1. Darenbourg, Essai sur l’histoire de la Palestine, note II, page 468.
  2. Derenbourg, page 144.