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II, 10 ; car si Jésus défendait de dire qu’il était le Christ, il eût été absurde qu’il trahît lui-même cet incognito en face des Juifs. Mais voici un passage fort remarquable : « Après la prétendue aventure miraculeuse de la métamorphose (en latin, la transfiguration), comme Pierre, Jacques et Jean, qui en ont été les seuls témoins, descendent avec lui de la montagne, l’évangile dit qu’il leur enjoint de ne raconter à personne ce qu’ils ont vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme se soit relevé d’entre les morts (IX, 8). » Tout esprit critique jugera que l’écrivain qui s’exprime ainsi a conscience que, du vivant de Jésus, personne n’avait entendu parler d’une pareille scène. On doit croire également, d’une manière plus générale, que si Jésus dans l’évangile répète si souvent la défense de dire à personne qu’il est le Christ, c’est que l’auteur a conscience que, du vivant de Jésus, personne ne l’avait entendu dire, et qu’en réalité cela ne s’est dit qu’après sa mort. Reste à m’expliquer sur le récit du chapitre XIV, dont je vais donner d’abord la traduction (65-65) :

« Les grands-prêtres et tout le synédrion[1] cherchaient un témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort et n’en trouvaient point. Car plusieurs portaient contre lui de faux témoignages, mais ces témoignages n’étaient pas pertinens. Quelques-uns se levèrent et portèrent faux témoignage contre lui, disant : « Nous, qui parlons, nous lui avons entendu dire : « Je détruirai, moi, ce sanctuaire fait de main d’homme, et en trois jours j’en construirai un autre qui ne sera pas de main d’homme[2]. » Et leur témoignage n’était pas encore pertinent. Alors le grand-prêtre se leva au milieu de l’assemblée et demanda à Jésus : « Tu ne réponds rien à ce que ces hommes témoignent contre toi ? » Et il se taisait et ne répondait pas. Le grand-prêtre reprit la parole et lui demanda : « Est-ce toi qui es le Christ, le Fils du Béni ? » Et Jésus dit : « C’est moi, et vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Vertu[3] et venant sur les nuées du ciel. » Et le grand-prêtre, déchirant ses vêtemens, dit : « Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Vous avez entendu le blasphème ; que vous en semble ? » Et tous prononcèrent qu’il avait encouru la peine de mort. Et quelques-uns se mirent à cracher sur lui, à lui couvrir le visage et à le frapper, en lui disant : « Devine (προφήτευσον), » et les valets l’accablaient de coups[4]. »

  1. La forme hébraïque sanhédrin n’est qu’une transcription du mot grec.
  2. Je reviendrai ailleurs sur cette phrase.
  3. Τῆς δυνάμεως : l’évangile traduit sans doute ainsi le terme rabbinique schechina, par lequel on désignait la manifestation extérieure de Iéhova.
  4. Il est parlé dans ce morceau des grands-prêtres et du grand-prêtre ; ces expressions ont besoin d’être expliquées. Il n’y a proprement qu’un grand-prêtre, le chef suprême du peuple juif, dont la dignité durait autrefois autant que sa vie. Mais Hérode et les Romains s’étaient mis à déposer arbitrairement les grands-prêtres, il paraît que ceux qui avaient une fois porté ce titre le conservèrent même après avoir perdu le pouvoir, et avec le titre une certaine part d’honneurs et d’autorité. Ces grands-prêtres (ἀρχιερεῖς dans le Nouveau-Testament et dans Josèphe) exerçaient sur les simples prêtres (ἱερεῖς) une domination qui allait jusqu’à la tyrannie (Antiq., XX, VIII, 8). Voir J. Derenbourg, Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine d’après les Talmulds et les autres sources rabbiniques, 1867, p. 231 et passim. La Vulgate traduit οἱ ἀρχιερεῖς par principes sacerdotum, et ἀρχιερεύς par summus sacerdos.