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voudra prendre ou taxer leurs grains, on les trouvera aussi récalcitrans sous la république que sous le roi.

C’est ailleurs que la théorie fait des adeptes, entre les deux extrêmes, dans la couche inférieure de la bourgeoisie et dans la couche supérieure du peuple. Encore, de ces deux groupes juxtaposés et qui se continuent l’un dans l’autre, faut-il retrancher les hommes qui, ayant pris racine dans leur profession ou dans leur métier, n’ont plus de loisir ni d’attention à donner aux affaires publiques ; ceux qui ont gagné un bon rang dans la hiérarchie et ne veulent pas risquer leur place acquise; presque tous les gens établis, rangés, mariés, d’âge mûr et de sens rassis, auxquels la pratique de la vie a enseigné la défiance de soi et de toute théorie. En tout temps, l’outrecuidance est moyenne dans la moyenne humaine, et, sur la plupart des hommes, les idées spéculatives n’ont qu’une prise superficielle, passagère et faible. D’ailleurs, dans cette société qui, depuis plusieurs siècles, se compose d’administrés, l’esprit héréditaire est bourgeois, c’est-à-dire discipliné, ami de l’ordre, paisible et même timide. — Reste une minorité, une très petite minorité[1], novatrice et remuante : d’une part, les gens mal attachés à leur métier ou à leur profession parce qu’ils n’y ont qu’un rang secondaire ou subalterne[2], les débutans qui n’y sont pas encore engagés, les aspirans qui n’y sont pas encore entrés ; d’autre part, les hommes instables par caractère, tous ceux qui ont été déracinés par le bouleversement universel, dans l’église par l’évacuation des couvens et par le schisme, dans la judicature, dans l’administration, dans les finances, dans l’armée, dans les diverses carrières privées ou publiques par le remaniement des institutions, par la nouveauté des débouchés, par le déplacement de la clientèle et du patronage. De cette façon, nombre de gens, qui, en temps ordinaire, seraient restés sédentaires dans leur état, deviennent nomades et extravaguent en politique. — Au premier plan, on

  1. On peut compter un jacobin sur quinze électeurs.
  2. Mallet-Dupan, II, 491. Danton disait un jour, en 1791, à un de ses anciens confrères, avocat au conseil: « L’ancien régime a fait une grande faute. J’ai été élevé par lui dans une des bourses du collège du Plessis. J’y ai été élevé avec de grands seigneurs, qui étaient mes camarades et qui vivaient avec moi dans la familiarité. Mes études finies, je n’avais rien, j’étais dans la misère, je cherchai un établissement. Le barreau de Paris était inabordable, et il fallut des efforts pour y être reçu. Je ne pouvais entrer dans le militaire, sans naissance ni protection. L’église ne m’offrait aucune ressource. Je ne pouvais acheter une charge, n’ayant pas le sou. Mes anciens camarades me tournaient le dos. Je restai sans état et ce ne fut qu’après de longues années que je parvins à acheter une charge d’avocat aux conseils du roi. La révolution est arrivée; moi et tous ceux qui me ressemblaient, nous nous y sommes jetés. L’ancien régime nous y a forcés, en nous faisant bien élever, sans ouvrir aucun débouché à nos talens. » — Cette remarque s’applique à Robespierre, C. Desmoulins, Brissot, Vergniaud, etc.