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jargon révolutionnaire, et la déclamation, achevant l’œuvre de l’utopie, allège son cerveau de son dernier lest.

Ce ne sont pas seulement les idées que le nouveau régime a dérangées, ce sont aussi les sentimens qu’il dérègle. « Du château de Versailles et de l’antichambre des courtisans, l’autorité a passé, sans intermédiaire et sans contrepoids, dans les mains des prolétaires et de leurs flatteurs[1]. » Brusquement, tout le personnel de l’ancien gouvernement a été écarté ; brusquement l’élection universelle en a installé un autre, et les places n’ont point été données à la capacité, à l’ancienneté, à l’expérience, mais à la suffisance, à l’intrigue et à l’exagération. Non-seulement les droits légaux ont été nivelés, mais les rangs naturels ont été transposés ; l’échelle sociale, renversée, a été replantée le bas en haut, et le premier effet de la régénération promise « a été de substituer, dans la gestion des affaires publiques, des avocats aux magistrats, des bourgeois aux ministres d’état, des ci-devant roturiers aux ci-devant nobles, des citoyens à des soldats, des soldats à des officiers, des officiers à des généraux, des curés à des évêques, des vicaires à des curés, des moines à des vicaires, des agioteurs à des financiers, des empiriques à des administrateurs, des journalistes à des publicistes, des rhéteurs à des législateurs, et des pauvres à des riches. » — À ce spectacle, toutes les convoitises se sont redressées. La profusion des places offertes et des vacances attendues « a irrité la soif du commandement, tendu l’amour-propre et enflammé l’espérance chez les hommes les plus ineptes. Une farouche et grossière présomption a délivré le sot et l’ignorant du sentiment de leur nullité. Ils se sont crus capables de tout, parce que la loi accordait les fonctions publiques à la seule capacité. Chacun a pu entrevoir une perspective d’ambition : le soldat n’a plus songé qu’à déplacer l’officier, l’officier qu’à devenir général, le commis qu’à supplanter l’administrateur en chef, l’avocat d’hier qu’à se vêtir de pourpre, le curé qu’à devenir évêque, le lettré le plus frivole qu’à s’asseoir sur le banc des législateurs. Les places, les états vacans par la nomination de tant de parvenus ont offert à leur tour une vaste carrière aux classes inférieures. » — Ainsi, de proche en proche, par le déplacement des conditions, s’est opéré l’ébranlement des âmes. « Ainsi l’on a transformé la France en une table de joueurs, où, avec l’offrande du citoyen actif, avec du partage, de l’audace et une tête effervescente, l’ambitieux le plus subalterne a jeté ses dés… Voyant sortir du néant un fonctionnaire public, quel est le décrotteur dont l’âme n’ait pas été remuée d’émulation ? »

  1. Mercure de France, etc., n° du 30 décembre 1791 et du 7 avril 1792.