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Lilybée, en Sicile, et s’y était si bien conduit qu’il croyait fermement que tous les Romains ne devaient s’entretenir que de ses grandes actions, A son retour, il s’arrêta à Pouzzoles, dans la saison où le beau monde y était réuni, convaincu que tous ceux qu’il rencontrerait allaient l’accabler de complimens. « Quelle ne fut pas ma surprise, dit-il, quand j’entendis quelqu’un me demander depuis quand j’avais quitté Rome et ce qu’il y avait de nouveau ! Comme je lui répondis que je revenais de ma province : — Ah! oui, reprit-il, je m’en souviens maintenant ; vous étiez en Afrique. — Non, lui dis-je d’assez mauvaise humeur, je viens de la Sicile. — Eh! quoi, reprit un autre, qui faisait l’entendu, comment pouvez-vous ignorer que Cicéron était questeur... à Syracuse? » Il ajoute gaîment que le dépit que sa vanité ressentit de cet incident désagréable le guérit des lointains voyages. Il s’était aperçu à ses dépens « que le peuple romain a l’oreille dure. » Mais il pensait qu’au moins, s’il entend mal, il voit bien, et il s’arrangea désormais de manière à vivre toujours sous ses yeux et à ne plus perdre de vue le forum.

Mais quoiqu’on fît, qu’on tînt à rester à Rome pour n’être pas oublié du peuple ou qu’on allât chercher dans des expéditions lointaines une renommée plus retentissante, il y avait une obligation à laquelle personne ne pouvait se soustraire : chaque fois qu’on remplissait des fonctions nouvelles, il fallait donner des jeux. « Croyez-moi, disait Cicéron, tout le monde aime les jeux, même ceux qui ont l’air de les dédaigner. » Et il avait bien raison de le dire. Les sages prétendaient ne les fréquenter que pour faire comme les autres, mais ils ne manquaient pas d’y venir. Quant au peuple, il s’y portait avec frénésie. On savait qu’en général sa faveur était le prix des divertissemens qu’on lui donnait; aussi se ruinait-on pour lui plaire. Chacun voulait lui offrir les spectacles les plus riches, les plus étranges, les moins connus. Heureux celui qui pouvait trouver dans les pays éloignés quelque phénomène extraordinaire, des géans ou des nains comme on n’en avait jamais vu, quelque animal qui n’eût pas encore paru dans l’arène, des léopards, des panthères, des rhinocéros, des girafes! il s’empressait de les faire venir à tout prix. S’il avait eu le bonheur d’amuser le peuple, de piquer un moment sa curiosité, il était sûr d’en recevoir la récompense aux prochains comices. C’était entre tous les candidats une rivalité de magnificence où venaient s’engloutir les plus brillantes fortunes. Æmilius Scaurus, le gendre de Sylla, pendant qu’il était édile, fit construire un théâtre à trois étages, qui pouvait contenir quatre-vingt mille spectateurs[1]. Le premier

  1. Le théâtre de Pompée, le premier qui fut construit en pierres et fait pour durer, n’en contenait que trente mille.