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nous sommes les plus forts dans la rue. Vous nous avez tués civilement; nous vous tuons physiquement. »

Aussi bien, à ce point de vue, toute émeute devient légitime. Robespierre, à la tribune[1], excuse les jacqueries, refuse d’appeler brigands les incendiaires des châteaux, justifie les insurgés de Soissons, de Nancy, d’Avignon, des colonies. A propos des deux pendus de Douai, Desmoulins remarqua qu’ils l’ont été par le peuple et par les soldats réunis : « Dès lors, je le dis sans crainte de me tromper, ils avaient légitimé l’insurrection ; ils étaient coupables, et l’on a bien fait de les pendre[2]. — Non-seulement les meneurs du parti excusent les assassinats, mais encore ils les provoquent. Desmoulins, « en sa qualité de procureur-général de la lanterne, réclame, dans chacun des quatre-vingt-trois départemens, la descente comminatoire d’une lanterne au moins, » et Marat, dans son journal, au nom des principes, sonne incessamment le tocsin. « Lorsque le salut public est en danger, c’est au peuple à retirer le pouvoir des mains auxquelles il l’a confié... Renfermez l’Autrichienne et son beau-frère... Saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis, mettez-les aux fers, assurez-vous du chef de la municipalité et des lieutenans du maire; gardez à vue le général, arrêtez l’état-major... L’héritier du trône n’a pas le droit de dîner lorsque vous manquez de pain. Rassemblez-vous en corps d’armée; présentez-vous à l’assemblée nationale, et demandez qu’à l’instant on vous assigne de quoi subsister sur les biens nationaux... Demandez que la contribution patriotique soit appliquée à faire un sort aux indigens du royaume. Si l’on vous refuse, joignez-vous à l’armée, partagez-vous les terres et les richesses des scélérats qui ont enfoui leur or, pour vous réduire par la faim à rentrer sous le joug... Voici le moment de faire tomber les têtes des ministres et de leurs subalternes, de Lafayette, de tous les scélérats de l’état-major, de tous les commandans anti-patriotes des bataillons, de Bailly, de tous les municipaux contre-révolutionnaires, de tous les traîtres de l’assemblée nationale. » — A la vérité, parmi les gens un peu éclairés, Marat passe encore pour un exagéré, pour un furieux. Pourtant, tel est le dernier mot de la théorie : dans la maison politique, au-dessus des pouvoirs délégués, réguliers et légaux, elle installe un pouvoir anonyme, imbécile et terrible, dont l’arbitraire est absolu, dont l’initiative est continue, dont l’intervention est meurtrière : c’est le peuple, sultan soupçonneux et

  1. Ernest Hamel, Histoire de Robespierre, I, 436 et passim ; Robespierre propose d’accorder aux hommes de couleur les droits politiques. — Buchez et Roux, IX, 264 (mars 1791).
  2. Buchez et Roux, V, 146 (mars 1790); VI, 436 (26 juillet 1790); VIII, 247 (décembre 1790); X, 224 (juin 1791).