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jour-là, par son dévoûment a sauvé Paris et préparé la résurrection de la France.

Le chancelier rentra. Je lui expliquai le sujet particulier de ma visite répétée en rappelant le protocole demandé par ses officiers et laissé dans leurs mains. M. de Bismarck me répondit « qu’il avait entendu parler de cela, mais qu’il n’y pouvait rien. Il n’était pas l’armée allemande et l’armée allemande, sous bien des rapports, ressemblait à toutes les armées. » Un ordre donné au général était envoyé le lendemain aux chefs de corps, ceux-ci le lendemain l’envoyaient aux chefs particuliers, qui le lendemain l’envoyaient aux capitaines, les capitaines enfin, etc., de telle sorte que la plus simple recommandation subissait fatalement de longs jours de retard. Lui, le chancelier, pouvait seulement promettre de ne pas retarder des instructions.

Je lui répliquai en invoquant la nécessité, dans l’intérêt de la paix projetée, de ne pas irriter par des mesures vexatoires une population fière et susceptible. Le chancelier me répondit que les officiers de l’armée prussienne recevraient de nouveaux ordres; il était assuré qu’ils ne se montreraient plus ni exigeans ni durs; surtout il avait par avance la conviction de leur politesse pour les Paririsiennes. À ce sujet du contact des troupes allemandes avec la population de Paris M. de Bismarck avait précédemment dit à Favre : « Pas un de nos soldats ne toucherait une de vos femmes ; puis, d’ailleurs, si un attentat ou un sérieux outrage se produisait, je vous donnerais la tête du soldat coupable... et la mienne. »

Après avoir pris acte des promesses formelles répétées par le chancelier, je me tus et j’assistai, muet observateur, à la conférence assez courte du ministre français et de l’homme d’état prussien. Ils échangèrent des explications sur des pièces de détails relatifs à ces conventions douloureuses, mais nécessaires, qui, par la signature de l’armistice, ont permis l’appel aux électeurs, la réunion de l’assemblée nationale et l’action de M. Thiers. Celui-ci doit certainement à l’initiative de Favre, soutenu par Ernest Picard, le titre de libérateur de la France.

Le petit roi, comme l’appelait Jules Favre, aimait à rendre justice à l’orateur que la popularité avait porté en triomphe, qu’elle a depuis dédaigné et insulté. En effet, le premier président de la république modérée disait à un de ses nombreux ministres, qui l’a répété à plusieurs : « J’aime la patrie; je connais quelqu’un qui l’aime plus encore. Moi, en effet, parfois je songe à la postérité, je pense à ma mémoire : Jules Favre a oublié la sienne; il s’est sacrifié pour le présent et pour l’avenir; il s’est voué aux colères de la multitude pour sauver la patrie. »


CRESSON.