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Je trouvai les chefs de la famille dont le souvenir s’était si naturellement présenté à mon esprit pour m’aider à répondre à l’invitation du chancelier. Ils avaient deux lettres récentes. Les miens étaient vivans et en sûreté. La joie de se voir, d’apprendre, de lire et de relire ces nouvelles, était bien complète. Je n’avais pas mangé depuis la veille. Je dus cependant, à raison de l’heure, et pour ne pas me faire attendre, refuser le dîner qu’on m’offrait. J’acceptai à la hâte un peu de bouillon et de vin ; quelques instans après, j’étais rentré rue de Provence, aux ordres de Jules Favre.

Un serviteur en costume militaire m’introduisit de nouveau et me laissa seul dans le salon où nous avions été reçus. Un cliquetis spécial et significatif, mêlé au bruit des voix entendues dans la pièce voisine, prouvait que le d’hier n’était pas fini. Je cherchai les journaux qui, le matin, couvraient la table. Ils avaient été enlevés; aucun n’avait été oublié. Je me préparais à m’asseoir quand une porte de côté s’ouvrit en laissant éclater la lumière et les bruits sonores de la salle à manger. M. le comte de Bismarck, mon guide chez le général Stock, était devant moi, secouant un cigare allumé.

Le comte de Bismarck ne ressemble pas au chancelier son père. Il est petit; son nez est mince et recourbé, ses yeux ronds et perçans lui donnent un aspect dur, que le reste de sa personne n’adoucit pas. — Monsieur le préfet de police, dit-il avec un accent étranger très prononcé, bien sûr vous n’avez pas dîné? Nous sommes là-dedans aux cigares; vous voulez bien, n’est-il pas vrai, venir vous asseoir avec nous ? Le chancelier me charge de vous chercher et de vous faire servir.

Je remerciai avec empressement; je n’avais aucun besoin.

L’insistance de mon interlocuteur devint vive.

— Ah ! je vois ce que c’est; bien sûr vous n’avez pas dîné? Je vais vous faire servir un petit repas dans un cabinet particulier.

Je remerciai de nouveau en souriant; le mouvement de mon illustre officier prussien était sincère et d’une parfaite et naturelle politesse.

— Mais alors, puisque vous avez dîné, dit le comte, vous prendrez bien un verre de Champagne avec moi?

— On n’est pas plus aimable, répliquai-je, mais je ne bois jamais de Champagne. Merci.

— Si vous n’aimez pas le Champagne, vous accepterez du porto ? Nous en avons d’excellent, ajouta le comte en tendant la main pour tirer le fil de fer tordu d’une ancienne sonnette rajustée.

— Merci, monsieur le comte, n’appelez personne. Je ne bois pas de porto. Merci.

Cette affirmation provoqua un long et profond regard du comte