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l’ambition a le talent, selon le mot de Saint-Simon, de donner de l’être au néant ! Quand il s’agissait du consulat, l’ambition au moins était légitime. Rappelons-nous que c’était la première magistrature de Rome et de l’univers, que celui qui l’obtenait allait représenter et résumer en lui le plus grand et le plus glorieux de tous les peuples, qu’il commandait ses armées, qu’il dirigeait sa politique, qu’il faisait les affaires de tout le monde civilisé. À la vérité, ce pouvoir était temporaire et ne durait qu’un an ; mais il laissait sur l’homme qui en avait été revêtu comme un rayon d’immortel éclat. Tant qu’il vivait, le consulaire semblait porter avec lui le souvenir de cette immense autorité qu’il avait une fois exercée ; il était plus respecté au forum, plus écouté au sénat, et, après sa mort, cet éclat se perpétuait sur sa race. Dans ce pays, où les traditions avaient tant de force, le consulat du père créait une sorte de droit pour ses fils d’obtenir la même dignité.

C’est ce qui suffit à expliquer le désir passionné qu’on avait d’être consul et tout ce qu’on faisait pour y parvenir. Nous pouvons nous en faire une idée très exacte, grâce à un curieux petit livre que le hasard nous a conservé. C’était un ouvrage de circonstance qui, fort heureusement pour nous, a survécu à l’occasion qui l’avait fait naître. La candidature de Cicéron au consulat causa une vive émotion et une grande attente dans sa famille, qui espérait tirer de là son illustration. Chacun de ses proches voulut le servir à sa façon, et son frère Quintus, qui lui devait déjà beaucoup, ne resta pas en arrière. On le regardait parmi les siens comme un fort habile homme : ardent dans ses opinions politiques, inquiet et agité de caractère, il s’était mêlé plus d’une fois avec succès d’intrigues électorales. Il passait pour mériter lui-même le nom qu’il donne à Aurélius Cotta, qu’il appelle un véritable artiste dans l’art de briguer les honneurs publics : in ambitione artifex. Il était naturel, quand son frère souhaita d’être consul, qu’il mît son talent à son service. Il lui écrivit donc une longue lettre qui contenait tout ce que la réflexion et l’expérience lui avaient appris sur la manière dont un candidat devait se conduire : « Je n’ai pas la prétention, lui disait-il, de rien vous enseigner de nouveau. Je veux seulement réunir ensemble, dans un ordre suivi et raisonnable, des préceptes qui dans la réalité paraissent sans liaison entre eux et multipliés à l’infini. » C’était donc comme un corps de doctrine qu’il prétendait faire de toutes ces pratiques éparses, et il élevait la stratégie électorale à la hauteur d’une science. La lettre était fort agréable; on en fut, sans doute, très content dans la famille. Cicéron la corrigea, et, comme elle pouvait servir à d’autres que lui, il la répandit dans le public. L’auteur lui avait donné un nom qui lui convient à merveille et