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saisir l’occasion dès qu’elle se présenterait. Au milieu de ces réflexions, la porte s’ouvrit avec un certain éclat, et le chancelier, M. de Bismarck, parut.

Chacun connaît la photographie du célèbre politique. Je l’avais vue ; — combien elle donne une idée insuffisante de cette nature si complètement germanique et prussienne ! Le front haut, les yeux énormes, comme étonnés, le nez court et largement ouvert, un teint rouge, la bouche grande et surmontée d’une épaisse et large moustache, le carré géométrique de la face, ne peuvent être reproduits exactement par l’image la plus fidèle. Comment montrer les formes athlétiques de ce corps enfermé dans une courte tunique blanche, dont les revers jaunes sont, à chaque moment, par un mouvement des mains, relevés puis rabattus? La mobile physionomie du personnage peut moins encore être analysée ; un Prussien seul pourrait tenter cette entreprise, sans être accusé de parti pris et de haine française.

M. de Bismarck tendit la main vers Favre avec un salut courtois et celui-ci me présenta, me nomma, en me donnant mon titre de préfet de police.

Le chancelier aussitôt s’adressant à moi, avec son ton haut, caustique, et très français : «Ah! ah! monsieur le préfet de police? Je suis bien content de vous voir et de faire votre connaissance, — vous et moi, nous avons bien des choses à nous dire. »

Je m’inclinai, et fort satisfait de trouver dans cette apostrophe l’occasion d’aborder la difficulté, je répondis avec une résolution calculée : « Je suis à la disposition et aux ordres de votre Excellence. Si elle le permet, je prends même la liberté de provoquer, dès ce moment, son attention sur une question d’une urgence extrême qui a nécessité ce matin ma démarche auprès d’elle. — Laquelle donc? reprit le chancelier. » Je déclarai alors que, sur les termes de l’armistice, j’avais, de concert avec le gouvernement, préparé et délivré des laissez-passer ; que ces laissez-passer avaient été, dans la soirée de la veille et dès la première heure de ce jour, présentés aux troupes prussiennes; que plusieurs des porteurs avaient subi le refus du passage; qu’ils avaient dû rentrer dans Paris et s’adresser à la préfecture impuissante. Aussitôt M. de Bismarck repartit : « En effet, c’est là une question sérieuse qui doit être vidée de suite ; les généraux de l’armée allemande refusent d’accorder le passage à des hommes qui peuvent être ou devenir des soldats. Que d’individus chercheront à quitter la ville assiégée, peut-être pour se reformer en armée derrière nous! Encore, les laissez-passer doivent être rédigés en français et en allemand; sans cette condition de rédaction, ils ne peuvent être lus ou compris