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auquel l’ennemi répondit. Un bateau, caché dans les débris du pont, nous permit de traverser la Seine. Sur le bord de l’eau, derrière nous, à côté de ce premier bateau, gisait une barque plus petite, criblée de balles et d’éclats d’obus. C’était celle dans laquelle, peu de jours auparavant, au milieu du feu partout encore engagé, Favre avait abordé la rive occupée par les Prussiens, allant chercher la responsabilité et le danger de signer l’armistice.

Au moment de notre approche, une nuée de factionnaires allemands se souleva de l’autre côté de la Seine, le fusil au bras. Des officiers, dont les insignes étaient cachés sous la capote énorme du simple soldat, apparurent avec eux ; ils s’avancèrent, et après des saluts solennels, répétés militairement en nous entourant, ils nous invitèrent à les suivre. Il fallut franchir devant eux d’immenses barricades élevées entre le parc de Saint-Cloud et les premières maisons de Sèvres ; elles étaient couvertes de meubles brisés ; des fauteuils, des canapés, des chaises, des pianos en pièces étaient enfouis au milieu des pavés et dans la terre amassée.

Entouré d’un escadron de cavalerie, un jeune officier en costume bleu et blanc nous attendait. Sa santé, son éclat, sa haute mine contrastaient cruellement avec la maladive figure de nos meilleurs soldats, si pâles et si épuisés ; il nous fit monter dans deux équipages où nous gardâmes la place que nous avions dans Paris. Devant et derrière, assis sur les sièges et les marchepieds, des officiers s’entassèrent rapidement. Nous partions alors au commandement, précédés et suivis des Prussiens portant le sabre nu.

La route de Sèvres à Versailles est une longue rue composée presque exclusivement de laides maisons adossées contre les carrières de la vallée qui s’élargit seulement à l’entrée de Viroflay. Elle était occupée par une multitude de postes ; ceux-ci prenaient et présentaient les armes sur le passage du cortège. Chaque mur avait des créneaux et des embrasures ; chaque coin des champs laissait voir avec ses meurtrières la fumée des camps ; dans toutes les habitations se pressaient de véritables bataillons de soldats. Ces fourmilières armées sortaient curieusement et de loin prenaient l’attitude d’usage pour saluer l’escorte et les voitures. Dans tous les sens, de nombreux officiers à cheval montaient et descendaient les chemins. J’ai cherché vainement à rencontrer les regards de quelques rares habitans cachés dans des boutiques où s’étalaient des provisions que Paris ne connaissait plus certainement. Le général Trochu avait raison : il eût fallu que la ville assiégée fît le siège de son ennemi ; sans le secours d’une armée extérieure, sans la France en marche, envoyer la population, la garde nationale, des soldats improvisés et affaiblis par toutes les privations contre ces