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et de la vie réelle. Toutes ou presque toutes, Esther Craven ou Lénore Herrick, le coup qui les frappe les étonne pour ainsi dire plus encore qu’il ne les blesse. Elles ont peine à croire que le malheur ne soit pas un rêve. Et leur consternation est celle d’un enfant qui, pour la première fois, mis en présence de la mort, comprend qu’il n’y a rien d’éternel et qu’il vient de disparaître quelqu’un du cercle de ses habitudes et de ses affections. Elles sont donc capables de se faire elles-mêmes du mal ! on n’aura donc plus pour leurs fautes cette inépuisable indulgence qu’elles avaient rencontrée jusqu’ici partout autour d’elles! on les jugera donc désormais sur leurs actes et non plus sur leurs intentions ! C’est ainsi qu’il se mêle à la douleur d’Esther Craven je ne sais quel sentiment d’étonnement en même temps que d’effroi de l’avenir, et ce sont toutes ces nuances de la douleur, habilement assorties, qui donnent au caractère son originalité pathétique.

C’est au lendemain même de la rupture qu’une dépêche rappelle brusquement Esther auprès de son frère qui se meurt. Elle part, mais divers incidens la retardent, et tout est fini quand elle arrive. Obligée de recevoir l’hospitalité chez la mère de Bob, dont l’intérieur méthodiste est agréablement peint, quoique un peu en caricature, elle cherche un moyen de gagner sa vie et devient dame de compagnie chez une lady Blessington, tante précisément de la rivale qu’elle a connue chez les Gérard. Il paraît que Saint-John maintenant doit épouser miss Blessington. Il se montre cependant, et l’ancien amour aussitôt renaît entre Esther et lui. C’est vainement qu’ils essaient d’y résister et même qu’ils se séparent une seconde fois; une grave maladie d’Esther précipite le dénoûment. Saint-John revient pour la troisième fois, et c’est miss Blessington, comme jadis Robert Brandon, que l’on sacrifie à l’éternel égoïsme de l’amour.

Le Roman de Gilliane est bien inférieur à ceux dont nous venons de parler. Il nous fournit toutefois l’occasion d’achever de caractériser l’auteur en disant deux mots du genre auquel elle s’est visiblement consacrée. Ce que miss Rhoda Broughton semble étudier presque uniquement, en effet, dans ses romans, et ce que l’on pourrait appeler son domaine psychologique réservé, c’est la coquetterie. Toutes ces jeunes filles sont coquettes, mais chacune d’elles à sa façon. Esther Craven, c’est la coquetterie qui s’ignore; Lénore Herrick, c’est la coquetterie qui provoque les hommages et qui se plaît à user de son pouvoir; Joanna, c’est la coquetterie qui veut gouverner vers le bien et diriger vers l’idéal l’homme de son choix; Gilliane, enfin, dans ce dernier roman, c’est la coquetterie la plus naturelle et la plus permise, qui veut triompher des préventions et complaire aux yeux d’un juge défiant. On a fait cette remarque plus d’une fois, que les romanciers anglais ne ressemblaient pas mal à des mineurs toujours à la recherche de quelque filon productif.