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romans de miss Rhoda Broughton, c’est qu’ils contiennent ce drame et par conséquent provoquent un peu de cet intérêt de curiosité qui nous a tout l’air d’être ce que le lecteur français exige d’abord du romancier. De ce point de vue, tels romans de miss Rhoda Broughton, Adieu les amoureux! par exemple, ou encore Fraîche comme une rose, que pour notre part nous préférons à tous les autres, malgré quelques longueurs, semblent écrits pour le public français. Ce ne sont plus de ces récits où l’on voyait défiler toutes les classes de la société tour à tour, et qui promenaient le lecteur de l’hôpital et de la prison pour dettes aux salons de la banque et de l’aristocratie, trop heureux quand on ne lui faisait pas faire à la suite de la famille Pendennis ou de la tribu des Dorrit un voyage de plusieurs chapitres sur le continent. Mais, au contraire, par le petit nombre des personnages en jeu, par la concentration de l’intérêt, par le sacrifice du détail à quelques scènes capitales, par la rapidité de l’action enfin, et par son unité, ce sont des romans comme on les aime en France, moins réels, mais non pas moins vrais peut-être; d’une observation moins particulière et moins britannique, pour ainsi dire, mais non pas pour cela moins juste; moins curieux sans doute aux yeux de la critique, parce qu’ils sont moins originaux, mais plus intéressans pour le grand public des lecteurs, parce qu’ils sont plus courts et surtout plus émouvans. Joanna, nous l’avons dit, est plus anglais. On regrettera vivement que la dernière partie n’y réponde pas aux deux premières. La peinture de la Villa Portland, des dames Moberley, de cet intérieur de province où le sort ennemi jette la pauvre Joanna, miss Rhoda Broughton n’a pas tracé de plus joli tableau, dont les tons soient plus justes et l’effet plus heureux. Mais elle m’a gâté son héroïne en la transformant je ne sais en quel « ange gardien » de l’homme qu’elle aime, qu’un obstacle insurmontable l’a empêchée d’épouser, qui s’est marié depuis, et qu’elle continue trop naïvement de vouloir guider vers « la splendeur éclatante. » Au moins si Anthony Wolferstan, — c’est le nom du bien-aimé, — n’était pas colonel des grenadiers de la garde ! Il n’y a pas d’ailleurs de défaut plus ordinaire aux romans de femme, et c’est presque un signe auquel ils se reconnaissent. Les débuts presque toujours en sont singulièrement heureux, de vraies trouvailles bien souvent, une manière hardie, large, et neuve de poser le sujet, puis tout à coup vous perdez terre, l’imagination reprend ses droits, et les figures, comme on dit, tournent au type. C’est fini. Nous voilà lancés dans les espaces, dans le bleu sombre comme dans Joanna, dans le noir, comme dans Adieu les amoureux! quelquefois aussi, mais plus rarement, dans le rose. Charmant défaut, dans la conversation, — mais particulièrement désagréable, et grave, dans le roman. On dit alors, depuis Horace, que les caractères ne se tiennent pas, — non servantur ad imum, — vieille remarque, vieille citation, vieille vérité.