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elle créa celle des centuries, où tout le monde, patriciens et plébéiens, votait ensemble.

Ici se révèle la tactique ordinaire de l’aristocratie romaine : elle paraît renoncer tout à fait à ses privilèges quand elle accepte la constitution de Servius; en réalité, la concession qu’elle fait au peuple est plus apparente que réelle. Sans doute tout le monde vote dans les centuries, ce qui est un grand progrès, mais on s’arrange pour que le vote de tous n’y ait pas la même importance. La grande innovation de la constitution nouvelle, c’est que les citoyens n’y sont plus séparés en patriciens et en plébéiens d’après leur naissance, mais rangés en cinq classes d’après leur fortune. Tous les cinq ans, lorsqu’on fait le cens, chacun est tenu devenir dire exactement ce qu’il possède, et, selon le revenu dont il jouit, on le met dans la classe avec laquelle il doit voter. Mais voici ce qui est grave : ces diverses classes sont divisées en un nombre de centuries fort inégal, et l’habileté du parti aristocratique a précisément consisté à attribuer le plus de centuries aux classes qui comptent le moins de citoyens. La première en contient quatre-vingts à elle seule, et elle ne comprend que les gens très riches, c’est-à-dire fort peu de monde. Les quatre suivantes, réunies ensemble, n’en ont que quatre-vingt-dix. Il y en a quelques autres pour les ouvriers qui se livrent à des métiers utiles, comme ceux qui travaillent le fer et le bois, pour les joueurs de trompette ou de clairon, indispensables à la guerre, une enfin où l’on a entassé la multitude de ceux qui ne possèdent rien; c’est un total de cent quatre-vingt treize ou cent quatre-vingt-quatorze centuries, car les historiens de l’antiquité ne sont pas tout à fait d’accord sur le nombre. Ces chiffres donnés, on comprend combien il était facile d’éluder les vœux de la majorité. Comme chaque centurie avait un vote, il arrivait que les quatre-vingts centuries de la première classe, avec les dix-huit de chevaliers qui se composaient de toute la haute noblesse de Rome, possédaient ensemble quatre-vingt-dix-huit suffrages, c’est-à-dire la majorité absolue. Quand elles s’entendaient entre elles, ce qui devait presque toujours arriver dans les affaires importantes, il était inutile d’aller plus loin, l’élection était finie. Une poignée de riches et de nobles décidait de tout; le reste, c’est-à-dire la masse des citoyens, ne votait presque jamais. C’est ainsi que l’aristocratie retenait d’une main ce qu’elle avait l’air de donner de l’autre. En somme, dans l’assemblée des centuries, telle que Servius l’avait imaginée, comme dans celle des curies, elle restait souveraine, et Tite-Live la félicite de cette combinaison habile, par laquelle, sans paraître exclure personne du suffrage, elle avait gardé pour elle la réalité du pouvoir.