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dénoûment de la farce ! » On peut dire, en effet, que Sganarelle, qui représente le croyant dans la pièce, doit l’être bien peu, puisqu’en présence d’un événement aussi terrible et un exemple aussi saisissant de la justice divine, il ne pense qu’à ses gages. Il semble donc que, pour Molière comme pour Sganarelle, le dénoûment n’est pas quelque chose de très sérieux, que c’est un foudre en peinture puisqu’il ne fait pas même peur à un valet grossier et superstitieux. On répondra peut-être que ce trait n’est pas de Molière et qu’il est emprunté à la comédie italienne ; ce serait une faible excuse, car cette comédie ne pouvait pas avoir la grande et profonde signification que Molière a donnée à la sienne ; on peut dire aussi plus solidement que, dans une âme vulgaire comme celle que Molière a voulu peindre, l’intérêt personnel éclate malgré tout. Néanmoins, nous croyons pour notre part que le trait n’est pas juste[1] et qu’il est né simplement du besoin de conserver le caractère comique de la pièce, qui dans la catastrophe tournerait à la tragédie ; mais ce n’en est pas moins un démenti donné au caractère de Sganarelle, qui ne peut être en ce moment qu’épouvanté par le spectacle qu’il a devant les yeux et qui ne doit pas nous faire rire au moment où la vengeance divine éclate d’une manière si triomphante. Mais, après tout, le mot a été retranché, et nous n’avons plus le droit de l’imputer à Molière ; car nous sommes libres d’expliquer ce retranchement par un assentiment donné a une juste critique, d’autant plus que le trait n’est pas original, mais emprunté.

Quant à la catastrophe finale, que les critiques donnent comme une farce sans autorité et sans valeur morale, ce n’est pas la faute de Molière si une statue qui marche, une terre qui s’entr’ouvre avec un tonnerre et des éclairs ne sont plus pour nous et n’étaient déjà pour les spectateurs les plus pieux du XVIIe siècle qu’un pur spectacle et une affaire de machine. Il est probable qu’en Espagne la légende primitive, dans toute sa superstition sauvage et matérielle, produisait une grande terreur. Si cette terreur a disparu devant le progrès de la raison, au point que les dévots eux-mêmes ne croyaient pas plus que nous à la statue et aux feux souterrains et matériels, en quoi Molière en serait-il responsable ? Il importe peu d’ailleurs

  1. Il l’est d’autant moins que la mort d’un maître riche ne pouvait en aucune façon mettre en péril les gages d’un valet. On pourrait sans doute objecter que don Juan est un maître obéré, que, de plus, il est habitué à berner ses créanciers, que Sganarelle est lui-même créancier de don Juan, et que s’il ne l’a pas quitté plus tôt, c’est, comme il le dit lui-même (sc. I), parce qu’il a peur de lui. Nous répondons que, pour le valet, la mort du maître est précisément la seule chance qu’il ait d’être payé : un maître obéré n’est pas un maître ruiné, et c’est la succession qui paie.