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est l’interprète, mais qui s’y mêlait comme dans la réalité même, où la religion n’est jamais sans quelque mélange de superstition.

C’est aussi par de faux et frivoles scrupules que Molière a été obligé de sacrifier la scène du pauvre, ou du moins de la réduire dans les éditions imprimées à un texte insignifiant. Cette scène scandalisa parce qu’on y voit don Juan offrir un louis d’or à un pauvre, à la condition de prononcer un jurement. Ce détail, attesté par l’auteur des Observations sur Don Juan, qui avait assisté à la première représentation, se retrouve seulement dans les éditions de Hollande et donne seul son sens à la scène et au mot célèbre : «pour l’amour de l’humanité. » Cette scène n’avait évidemment dans la pensée de Molière aucune intention irréligieuse. Il avait seulement voulu présenter l’impiété de son héros sous la forme la plus odieuse, comme une tentative sur la conscience. d’autrui et en même temps comme le témoignage d’un mépris profond de la nature humaine[1]. L’impression est encore la même que dans les deux scènes de Sganarelle. C’est le grand seigneur qui est impie; c’est le pauvre qui refuse de nier Dieu. Cette tentative se renouvelle jusqu’à trois fois, et c’est don Juan qui cède; mais en cédant, il se dédommage et se venge par ce mot célèbre : « Va, je te le donne pour l’amour de l’humanité, » c’est-à-dire non par amour de ce Dieu auquel tu crois, mais uniquement parce que tu es homme et que j’ai pitié de toi. On peut se demander si ce mot ne relève pas trop don Juan et ne lui ôte pas quelque chose de l’odieux que l’ensemble du caractère doit inspirer pour justifier la punition finale. Mais il faut songer que don Juan est un homme et non pas un tigre. Un instant de pitié pour un misérable et le plaisir de braver encore Dieu dans la charité même n’ont rien de contraire au caractère général du personnage. Le libertin n’est pas avare; il est indifférent à l’argent; il donne facilement, et sa bonté indifférente n’a rien qui puisse racheter le bas plaisir qu’il se promettait en forçant un misérable à violer sa conscience et ou avouer son hypocrisie.

Il y a encore, dans le rôle de Sganarelle, un mot qui a beaucoup blessé les spectateurs de la première représentation et que Molière a fait disparaître dans les éditions imprimées : c’est le dernier mot de la pièce. Au moment où don Juan était englouti, frappé par la foudre, Sganarelle s’écriait : « Mes gages! mes gages! » L’auteur des Observations accusait à ce propos Molière « de braver la justice du ciel avec une âme de valet intéressé ... Voilà le

  1. On trouve dans M. de Camors, d’Octave Feuillet, un trait analogue inspiré par la même pensée, et qui pourrait bien être un ressouvenir de Don Juan.