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pousser son argument, le développer : c’est alors qu’il s’embrouille: « Pouvez-vous voir ces artères,.. ces,.. ce poumon et tous ces ingrédiens qui?.. » Puis voulant prouver la force de la volonté, il tourne sur lui-même; c’est alors qu’il tombe. Est-ce là un trait indigne de la bonne comédie? Une scène commencée de si haut ne finit-elle pas par tomber dans la farce? Nous ne le pensons pas. Qui ne voit que ce jeu de théâtre a précisément pour objet de permettre à don Juan de se tirer de la dialectique de son valet par un sot quolibet? Eût-il été possible de faire réfuter Sganarelle par don Juan? Et quoi de plus conforme à l’impertinence de l’esprit fort que de trouver dans un accident extérieur et ridicule l’occasion de couper court par un coq-à-l’âne à une embarrassante controverse? Au fond, n’est-il pas évident que Sganarelle n’a pas été réfuté, pas plus qu’il ne l’avait été plus haut?

On remarquera que Molière a fait en général assez peu d’usage du rôle de sage dans ses comédies. Les Ariste sont des personnages fort secondaires dans son théâtre, et il est rare, même lorsqu’il les introduit sur la scène, qu’ils plaident la cause du bon sens par des argumens théoriques. Dans le Tartufe seulement, Molière a consenti à mettre dans la bouche de son Cléante une tirade apologétique qui lui a fourni les plus beaux vers du monde, mais dont il se serait dispensé s’il n’y avait pas eu pour lui une nécessité politique de distinguer la vraie et la fausse dévotion. Souvent même il ne charge personne de représenter le bon sens, et la morale ressort toute seule par la force de la fable et la vente des caractères. Dans l’École des femmes, personne n’est chargé de dire à Arnolphe qu’il est un fou. Dans George Dandin, il n’y a pas non plus de sage en titre; c’est lui qui se dit à lui-même : « Tu l’as voulu !.. Souvent aussi, en confiant à un de ses personnages le rôle du bon sens, il a soin d’y mêler des travers ou des ridicules, comme cela a lieu dans la réalité. Ainsi Chrysalde dit sans doute de bonnes vérités à sa sœur et à sa femme, mais il y mêle une grossièreté et une lourdeur d’esprit qui font que lui-même donne la comédie en même temps qu’il fait la leçon aux autres. De même, dans le Misanthrope, Philinte dit aussi ses vérités à Alceste, mais son propre caractère à son tour n’est pas moins blâmable que celui qu’il blâme. Ainsi il n’y a pas de temps perdu pour la comédie; tout est employé, tout le monde a sa part. La sagesse abstraie n’a rien de dramatique. C’est pour ces raisons que Molière mêle dans le Sganarelle de Don Juan la superstition et la peur à la croyance sincère. En retranchant « le moine bourru, » il a sacrifié à des scrupules puérils et peu littéraires un trait vif et vrai qui n’ôtait rien à la solidité de la philosophie populaire dont Sganarelle