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la séduction des femmes, et Lovelace qui n’a pas d’autre vice et qui a même des parties de grandeur d’âme qui manquent à don Juan n’a-t-il pas laissé un nom odieux ? Joignez à ce vice le persiflage glacé par lequel Juan accueille les plaintes si tendres et si touchantes d’Elvire, son insolence envers son père, sa sèche indifférence devant des paroles hautes et superbes, dignes de Corneille ; et encore l’hypocrisie qui vient s’ajouter par la suite à tout ce beau caractère ; ajoutez à cela le plaisir bas et brutal de faire renier Dieu a un pauvre pour de l’argent, et demandez-vous comment Molière aurait pu s’y prendre, le crime excepté, pour rendre don Juan plus odieux.

Mais, dit-on, Molière a mis l’athéisme dans la bouche de l’homme d’esprit et il a fait défendre la cause de Dieu par un valet impudent et sot Pourquoi n’a-t-il pas confié cette tâche à un homme éclairé et sérieux, comme le Cléante de Tartufe ? Pourquoi n’y a-t-il pas de sage dans la pièce ? L’un des deux apologistes de Molière répond très bien à cette objection : « Il eût fallu pour cela, dit-il, que l’on tînt une conférence sur le théâtre, que chacun prît parti, que l’athée déduisit les raisons qu’il avait de ne point croire à Dieu. La matière eût été belle… et l’on aurait écouté don Juan avec patience sans l’interrompre ! » Molière en effet a compris qu’un plaidoyer en faveur de Dieu, exposé en forme par un représentant de la piété, eût été à la fois très froid et très inconvenant : car le raisonnement appelait le raisonnement, et don Juan n’eût pas été homme à rester court.

Soit ; mais il n’en résulte pas moins, disent les adversaires, que la religion n’a d’autre défenseur qu’un sot valet, qui la rend ridicule par son ignorance et sa superstition. Cette critique porte encore à faux ; et elle méconnaît une des conceptions les plus originales et les plus ingénieuses de Molière. C’est en effet Sganarelle qui représente le rôle du bon sens dans la pièce, comme Sancho dans le roman de Cervantes. Je ne dis pas que Molière ait eu ce modèle devant les yeux ; mais on ne peut méconnaître quelque analogie. De part et d’autre, c’est le bon sens du valet qui met en relief la folie du maître, ici une folie généreuse qui peuple le monde de chimères, la une folie licencieuse qui insulte à toute piété et à toute vertu. Molière semble avoir pressenti cette parole profonde de Robespierre : « L’athéisme est aristocratique. » C’est en effet le gentilhomme qui est athée ; c’est le pauvre diable qui est croyant. Dans les fausses idées de dignité du XVIIe siècle, on croyait que c’était rabaisser Dieu que de le faire défendre par un valet. Mais Molière, plus profond et plus chrétien que ses critiques, savait bien que le christianisme était la religion des petits ; et il ne pensait