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Elle trouve que votre frère a la simplicité de la colombe, il ressemble à sa mère : c’est Mme de Grignan qui a tout le sel de la maison, et qui n’est pas si sotte d’être dans cette docilité » Le chevalier de Sévigné lui-même, malgré sa docilité, était entraîné dans le courant des impiétés de la jeunesse : « Il est dans le bel air par-dessus les yeux; point de pâques. » On affectait même d’employer la semaine sainte à jouir de toutes les voluptés au point que Charles de Sévigné en exprimait son dégoût, que sa mère communique à sa fille en des termes d’une crudité incroyable. Chez lui, ce n’était que respect humain et fausse bravade; chez d’autres, c’étaient de vraies insultes préméditées, des étalages insolens d’impudicité et d’impiété. A tous ces faits ajoutez la curiosité qu’inspirait le nom exécré et redouté de Spinoza, que Condé en Hollande désira connaître (entrevue qui n’échoua que par accident), la visite que lui fit le poète Hénault, l’ami de Mme Deshoulières, laquelle elle-même, malgré ses brebis, n’en est pas moins citée par Bayle comme disciple d’Épicure et de Spinoza.

On voit par tous ces faits réunis, qu’on pourrait aisément multiplier, qu’il y a eu au XVIIe siècle un courant hardi de libre pensée qui ne se manifestait pas au dehors par des écrits, qui n’a jamais donné naissance à une secte ou à un parti, car alors l’autorité royale fut bientôt intervenue, mais qui se répandait dans le monde, parmi la jeunesse, chez les femmes, qui alimentait les conversations; c’est ce qu’on appelait le libertinage. Molière avait vu de très près, soit à la cour, soit chez Ninon, soit dans les coulisses du théâtre ou dans les soupers de cabaret, les jeunes seigneurs unissant la licence des mœurs à celle des pensées, vicieux et athées, fiers, hardis, intrépides, bravant tous les préjuges, comme les de Vardes, les Vivonne, les de Guiche[1]. C’est là que Molière avait pris ses modèles : et c’est là sa part d’invention dans Don Juan. Dans la pièce espagnole, don Juan n’est pas un athée mais un débauché : c’est pour ses vices et ses mœurs, et non pour sa foi qu’il est puni. On parle bien d’un Ateista fulminato, qui se jouail dit-on, dans les églises d’Italie les dimanches comme une œuvre de dévotion, mais cette œuvre aura disparu. Il est vrai que les deux pièces françaises, imitées de l’Italie et antérieures à Molière, œuvres de Dorimond et de Villiers, portent aussi le titre d’Athée foudroyé ; mais ce nom est remplacé quelquefois par celui de Fils criminel, dans l’analyse qui nous est donnée de ces deux pièces par M. Paul Mesnard, on ne voit pas que l’athéisme ou l’incrédulité jouent un grand rôle : on n’en cite pas un seul trait qui

  1. Notice, p. 34.