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stupide de sacrifier la famille aux prétendus intérêts de Dieu, et Molière a saisi avec génie et exprimé dans des vers admirables ce trait profondément vrai :

Et je verrais mourir frère, enfant, mère et femme
Que je m’en soucierais autant que de cela.


Quant à la tentative de séduction qui vient compliquer et compromettre les entreprises de Tartufe, elle est sans doute de sa part une faute et une imprudence; mais l’hypocrisie ne commet-elle pas d’imprudence ? Et parce que Tartufe est méchant, faut-il qu’il soit infaillible? Au contraire, c’est d’ordinaire du côté des sens que l’hypocrisie se démasque ; c’est par là qu’elle ne se contient plus : car c’est le propre du libertinage d’emporter toute prévoyance et de fermer les yeux sur le danger. Il ne faut pas oublier non plus que, pour le dévot libertin, il n’y a pas de vertu véritable ; il ne voit pas grand mal dans la séduction qu’il médite ; il prête aux autres ses propres désirs ; il suppose que toute femme est prête à accepter le plaisir quand il est facile. Or si Elmire se prêtait aux propositions de Tartufe, où serait le danger? Pour ce qui est d’Orgon, il sait bien que « c’est un homme à mener par le nez. » On ne voit donc pas, malgré La Bruyère, ce qu’il y a de contraire au caractère de Tartufe dans les différens traits qu’il lui reproche. N’oublions pas enfin que Tartufe a pris ses mesures et qu’il a des armes toutes prêtes contre Orgon : c’est la donation d’une part et de l’autre la cassette compromettante. Or quelle invraisemblance y a-t-il qu’Orgon, dans son absolu et aveugle abandon, ait confié ses secrets et donné une partie de sa fortune à son dangereux séducteur ? Si de telles captations n’étaient pas possibles, pourquoi les lois prendraient-elles tant de précautions contre les captateurs? Il me semble donc qu’il n’y a aucune faute psychologique dans la conception de Tartufe. Tout au plus peut-on dire que l’accumulation de toutes ces infamies, pour nous qui n’avons pu suivre pas à pas la sape creusée par le traître, a quelque chose de violent et peut-être d’excessif : c’est ici que la raison tirée de l’optique théâtrale vient achever la justification du poète. Le drame, surtout notre drame classique avec sa loi d’unité, ne permet pas toujours de suivre par degrés le développement d’une action et d’une passion ; ici il faut accorder quelque chose à la fiction ; mais ce n’est que la forme et non le fond qui a besoin de cette justification.

Il reste encore, à propos de Tartufe, une dernière question : c’est celle des sentimens personnels de Molière et de ses intentions